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La bataille du libra, première étape d’une guerre des monnaies ?

Annoncé en juin 2019, le projet Libra a fait couler et continue à faire couler beaucoup d’encre. Pour le synthétiser, ce projet réunit un consortium d’acteurs privés au sein d’une fondation à but non lucratif. Initié par Facebook, il entend créer et gouverner une cryptomonnaie globale et mondiale qui s’appuie sur la technologie de la blockchain.

Mais depuis juin, le projet semble avoir du plomb dans l’aile. En quelques mois, un certain nombre de membres initiaux du consortium ont quitté le navire et pas des moindres : Visa, Mastercard, PayPal, eBay, Stripe, Booking et Mercado Pago. Les États et leurs banques centrales, vent debout contre les dangers d’un abandon de la création monétaire, ont tiré le signal d’alarme !

Essayons d’aller au-delà des apparences et de cette première passe d’armes… D’autant plus qu’il y en a d’autres en cours.

Une prise de recul est nécessaire pour comprendre dans quel contexte s’inscrit l’initiative du projet Libra. Nous verrons alors que le libra n’est juste que la première bataille, probablement déjà perdue avant d’être lancée, d’une guerre qui, elle, ne fait que commencer.

Trois facteurs moteurs

Commençons donc par mieux appréhender trois lames de fond qui ont rendu possible le projet Libra. Ces trois lames de fond s’appuient sur la révolution informationnelle apparue avec l’informatique, Internet puis le Web :

– La première lame est la mondialisation / globalisation des échanges : dans ce contexte, la mise en place d’une monnaie mondiale apparaît comme une continuité. C’est ou c’était l’ambition du projet Libra.

– La deuxième lame, la dématérialisation des supports d’information, s’est considérablement accélérée ces 20 dernières années avec le Web et les smartphones. La monnaie fiduciaire, les chéquiers et les cartes de paiement représentent le dernier bastion qui résiste encore à la vague de la dématérialisation. Un pays comme la Suède se prépare activement à la disparition totale de l’argent liquide ; en Chine, les paiements se font essentiellement via smartphone.

– La troisième lame, la décentralisation, est différente en ce qu’elle entre en opposition frontale avec nos principales organisations et institutions qui, elles, sont centralisées : pays et entreprises ; et en opposition aussi avec le système économique et ses monnaies, qui émanent des banques centrales (Réserve fédérale américaine, Banque centrale européenne…). Cette troisième lame est à l’origine des protocoles d’Internet, mais elle n’a réellement vu le jour qu’il y a 10 ans, avec le Web dit « social », l’économie dite « collaborative », et surtout avec l’apparition de la blockchain et du bitcoin. Son essor réel reste à venir.

Comment la monnaie libra s’inscrit-elle dans ces trois lames de fond structurantes ?

La monnaie libra se veut mondiale et, par définition même, elle l’est, avec ses près de trois milliards d’utilisateurs potentiels. Elle est entièrement dématérialisée ; pour autant, est-elle réellement décentralisée ? Elle s’appuie certes sur un protocole décentralisé (blockchain), qui permet la mise en relation ainsi qu’une forme de confiance que l’on peut qualifier d’algorithmique. Mais le projet, le modèle économique et sa gouvernance relèvent, eux, d’un mode très centralisé, au même titre que les projets ou entreprises de l’économie collaborative comme Uber, Blablacar, Airbnb et consorts…

À quel type de guerre fait-on face ?

Dès lors, comment décrypter la guerre que le libra semble avoir déclenchée ? En l’espace de quelques mois, l’Europe, la France par l’intermédiaire de son ministre de l’Économie, les États-Unis et bien d’autres se sont élevés pour interdire, retarder ou a minima menacer ce projet et ses acteurs, en prenant à témoin les populations.

Cette opposition à laquelle Facebook fait face est très instructive pour les Amazon, Google, Apple qui rêvent et préparent eux aussi des solutions similaires, menaçant ainsi tout autant le système bancaire traditionnel. En fait, à cette première guerre qui oppose d’un côté les GAFA, réunis ou non en consortium, et les États et leurs banques centrales de l’autre, il faut ajouter deux autres guerres :

– La première, entre États, a été dénoncée par le patron de Facebook devant le Congrès américain le 23 octobre dernier, en des termes on ne peut plus clairs : « Vous pouvez ne pas aimer la cryptomonnaie libra proposée par Facebook, mais une monnaie numérique chinoise, gérée par l’État chinois et présentant des ambitions mondiales, sera probablement une réalité dans quelques mois, et vous aimerez probablement encore moins cette dernière. » Bref, c’est de la suprématie du système financier américain et du dollar dont il s’agit et, au-delà, d’une guerre économique pour une suprématie mondiale entre une puissance déclinante et une puissance montante. Pour autant, ces guerres qui font rage ne changent pas fondamentalement la donne dans le sens où il s’agit de guerres entre acteurs centralisés, que ce soient entre États, entre multinationales, ou entre États et multinationales. Certes, des populations jusque-là non bancarisées, notamment en Afrique, pourront bénéficier gratuitement de comptes monétaires en libras, yuans numériques ou euros numériques… Cela ne modifie en rien les règles du jeu de notre système économique centralisé.

– La guerre essentielle qui a à peine commencé avec l’apparition de la blockchain et du bitcoin sera d’une autre nature. Elle opposera des institutions centralisées déjà en guerre entre elles (États, multinationales) à des réseaux décentralisés de pairs qui s’appuieront sur des technologies encore en maturation, héritières de la blockchain. Elle dépassera largement la question des monnaies, puisqu’elle opposera un système économique jugé, notamment par les jeunes générations, comme injuste et destructeur de la vie et de la biodiversité, à une alternative qui reste à construire.

La première bataille ou escarmouche importante n’est donc pas celle du libra, c’est plutôt celle que livre Telegram. Telegram est une messagerie cryptée créée par deux Russes, que l’on peut qualifier de cyberpunks, en opposition à Vladimir Poutine et qui souhaitent être libres des gouvernements. La messagerie est interdite en Russie et en Inde, et très utilisée actuellement à Hong Kong par les manifestants pro-démocratie.
Il y a un an, Telegram, avec ses 300 millions d’utilisateurs, a lancé son projet de cryptomonnaie : le « gram ». Et le gram a été retardé et se trouve pour l’instant interdit de lancement par la SEC (Security Exchange Commission) aux États-Unis [1]. Ainsi, il ne s’agira probablement pas d’une guerre comme nous en avons l’habitude.

Peut-on dire que la chenille combat le papillon qui est en elle, ou que les futures cellules du papillon, cellules imaginales / souches, se révoltent et entrent en guerre pour tuer les cellules de la chenille ? Non ! les unes se meurent et servent de terreau fertile aux autres. Cette guerre sera asymétrique, à l’image de celle qu’ont livrée les gilets jaunes ou de celle que livrent certains hackers contre des institutions. Ce sera celle de communautés en réseau dotées d’outils et de protocoles nouveaux qui permettront de créer, de payer et d’échanger avec de nouvelles formes de monnaie. Ces communautés s’affranchiront ainsi peu à peu des outils et institutions centralisés et pyramidaux.

Ce qui est à l’œuvre c’est la métamorphose de tout notre système vers un système véritablement décentralisé. Cela demeure encore une utopie, mais plus pour très longtemps désormais. Un certain nombre de projets prometteurs, défenseurs du bien commun et de la vie, sont sur le point d’éclore.

Le plus emblématique me semble être le projet Holochain / Ceptr qui va bien au-delà d’une simple monnaie. Il s’agit d’un projet qui propose une nouvelle infrastructure, de nouveaux langages et protocoles, une autre vision de la société, de l’économie et des rapports humains.

Je vous invite à aller explorer cette liste de projets, non exhaustive :
1) http://ceptr.org/ et https://holochain.org/
2) https://www.iota.org/
3) https://waba.network/
4) https://www.sikoba.network/
5) https://trustlines.network/
6) Alternatives low-cost au bitcoin
7) Ainsi que le projet de Telegram : https://telegram.org/ et en particulier son Telegram Open Network.



[1] Pour plus de détails, voir les articles publiés par Le Journal du coin ou Cryptonaute.

#Banques #État #Monnaie #Sociétés transnationales #Souveraineté #Technologie de l’information