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Une rupture nécessaire

Cet article fait partie de la revue Futuribles n° 408, sept.-oct. 2015

Le chômage ne cesse d’augmenter en France et dépasse aujourd’hui le seuil des cinq millions de chômeurs (toutes catégories confondues), frappant comme toujours en premier lieu les moins de 25 ans et les plus de 50 ans.

Comment expliquer ces piètres performances en matière d’emploi ? Par la croissance économique quoique la France ait moins souffert de la crise que ses voisins puisque le produit intérieur brut par habitant (alors que le nombre d’habitants augmentait plus rapidement que chez eux) n’a fléchi que de 2 %, beaucoup moins donc qu’en Espagne (- 8 %), en Italie ou en Grande-Bretagne (mais si l’économie française a mieux résisté à la crise, n’est-ce pas en raison même des rigidités du marché du travail et du niveau des dépenses publiques qui, à l’avenir, risquent d’y ralentir la reprise ?) ? Par l’augmentation de la population d’âge actif, sensiblement plus forte que dans les pays frontaliers, singulièrement en Allemagne où ses effectifs régressent ? Par peut-être l’automatisation et les effets de substitution capital-travail, bien que les gains de productivité globale soient partout beaucoup plus faibles depuis 1975 ?

D’autres causes existent manifestement. Je suis personnellement persuadé que la France – j’entends les pouvoirs publics, le patronat et les syndicats – a depuis bien longtemps choisi de faire du sous-emploi la principale variable d’ajustement à une économie globalement moins riche en emplois, au profit d’un petit nombre de travailleurs bénéficiant d’une rente de situation extravagante, au sein de la fonction publique mais pas seulement. En témoigne la dynamique comparée du marché de l’emploi dans les pays européens : alors que le taux d’emploi [1] entre 1975 et 2013 stagnait en France aux alentours de 63 %-64 %, il est passé durant la même période en Allemagne de quelque 64 % à 73 % et s’est continûment maintenu dans les pays scandinaves au-dessus de 70 %.

Comment s’étonner donc que le système de protection sociale soit en crise compte tenu de la dégradation continue du rapport entre le nombre d’actifs occupés et cotisants, et celui des inactifs allocataires, a fortiori du déficit croissant des régimes sociaux ? Comment s’étonner que les négociations sur les retraites complémentaires, qui devaient s’achever en juin, soient dans l’impasse, et que le Comité de suivi des retraites prévoie maintenant que le régime de base et le Fonds de solidarité vieillesse (qui paye pour les chômeurs) enregistrera un déficit atteignant 2,9 milliards d’euros en 2018 alors que, l’an dernier encore, il anticipait un quasi-retour à l’équilibre en 2020 ! Comment expliquer cela sinon par le refus de regarder les réalités en face et d’entreprendre les réformes structurelles qui s’imposent ?

Jean-Hervé Lorenzi a sans doute raison lorsqu’il souligne que beaucoup de grands penseurs de l’économie politique du XIXe siècle avaient « l’immense talent d’être capables de penser un monde en train de se construire, et non de se replonger dans la vision d’un passé qui se renouvellerait à l’infini [2] ». J’ai souvent écrit que la crise que nous traversions n’était pas de nature conjoncturelle mais l’expression d’une mutation radicale entre deux mondes, l’un qui n’en finit pas de mourir, l’autre qui reste très largement à inventer et à construire [3]. Lorsque France Stratégie prévoit que plus de 600?000 actifs achèveront leur carrière chaque année d’ici 2022, peut-on vraiment considérer qu’ils seront tous remplacés par des jeunes accédant aux postes ainsi libérés, dans les mêmes métiers et aux mêmes statuts ?

Outre l’instauration d’une nouvelle division du travail, nous assistons à l’émergence de nouvelles manières de produire, y compris – comme en témoignent les analyses sur la chaîne de valeur – en allant chercher partout à travers le monde les ingrédients les meilleurs pour assembler localement les biens les mieux adaptés aux besoins des marchés. La forme même des entreprises évolue, tout comme les processus permettant de créer le maximum de valeur (voir p.?5 et suivantes). On ne raisonne plus en filières mais en réseaux, en écosystèmes et en synergies entre acteurs : les uns apportent leurs compétences, les autres des techniques directement issues de la convergence des technologies, les troisièmes des sources de financement échappant souvent aux canaux d’hier.

Regardons comment sont nées et se sont développées les initiatives conduisant à l’édification des géants que sont aujourd’hui Google, Apple, Facebook, Amazon…, qui désormais partent à la conquête de l’espace (voir p. 49 et suivantes). Regardons comment procède Uber et la panique que suscite l’arrivée d’acteurs opérant de manière complètement différente de celle auparavant en usage. Partout l’on voit poindre des initiatives nouvelles, y compris le désir de travailler autrement, non seulement pour son propre compte mais aussi pour essayer de relever avec succès les défis du développement durable. Que l’on parle d’économie collaborative, de la fonctionnalité ou d’économie circulaire importe peu : il s’agit d’un mouvement qui prend de l’ampleur, de signes prometteurs et sans doute avant-coureurs.

La question n’est plus de savoir si l’on est face à un effet de mode ou de génération. Elle est de savoir si le vieux monde et ses rentiers s’opposeront à cette nouvelle vague, ou s’ils seront capables de s’adapter, si nous saurons laisser prospérer ces initiatives, leur offrir les moyens adéquats de se développer, ainsi peut-être de redonner le goût de l’avenir aux jeunes contemporains qui aspirent à vivre et à travailler autrement.



[1] Le taux d’emploi est la proportion de la population d’âge actif (16-64 ans) se trouvant effectivement en emploi quel que soit cet emploi (y compris les emplois à temps partiel et ceux dits atypiques).

[2] Lorenzi Jean-Hervé, « Et si le travail était la solution ? », focus sur les 15es rencontres économiques d’Aix-en-Provence (3-5 juillet 2015), Les Échos, 3 juillet 2015.

[3] Voir notamment mon éditorial « D’une ère à l’autre », Futuribles, n° 403, novembre-décembre 2014.

#Crise économique #Emploi #France #Politique sociale