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Les acteurs privés dans les villes de demain : quelle mission et quels modèles économiques ?

Compte-rendu d’événement

Les 8 et 9 juin 2023 s’est tenue dans les locaux de Futuribles International une nouvelle session de la formation « Futurs de villes. Les villes et leurs acteurs au défi des transitions », animée par Isabelle Baraud-Serfaty, économiste et urbaniste, directrice d’Ibicity. « Futurs de villes » : le sujet est forcément vertigineux, a fortiori lorsqu’on est dans une période d’incertitudes comme celle que nous vivons. Sans prétention à l’exhaustivité, les différentes interventions qui ont jalonné cette formation se sont attachées à donner des éclairages thématiques sur quelques-uns des nombreux aspects constitutifs de ce qu’est et sera demain la ville.

Poitrinal Guillaume, « Les acteurs privés dans les villes de demain : quelle mission et quels modèles économiques ? », formation « Futurs de villes », Futuribles International, 9 juin 2023.

La première journée s’est articulée autour des transitions qui saisissent les villes et des inerties qui les accompagnent : la transition écologique, la transition numérique et la transition des mentalités. Même si elles ne sont pas de même nature, ces transitions se combinent pour modifier en profondeur la manière dont on vivra, habitera, travaillera, se déplacera, consommera, apprendra, jouera dans les villes en 2030 ou 2040. L’approche géographique a permis de discerner, malgré tout, au milieu de ces moteurs de changement, des facteurs de permanence.

La seconde journée a d’abord posé la question de l’impact de tous ces changements sur la matérialité des villes, en zoomant sur le quartier d’affaires de La Défense, devenu un contre-modèle. Puis, a été abordée l’évolution des missions des acteurs qui fabriqueront et géreront les villes de demain. Pour conclure, la dernière intervention a permis de se décaler du regard « européanocentré » qui prévaut souvent, pour regarder le devenir des villes du point du vue des villes du Sud.

Les résumés de ces interventions ont été rédigés par Quentin Bisalli et ne visent en aucun cas à reprendre l’intégralité des propos exprimés : il s’agit ici de garder trace de la spécificité de leur approche. Ces résumés n’engagent pas les intervenants, qui ne les ont pas lus avant publication, et les illustrations en exergue ont été, sauf exception, choisies par Futuribles. Cet article présente l’intervention de Guillaume Poitrinal — associé fondateur de WO2, auteur de Pour en finir avec l’apocalypse. Une écologie de l’action, Paris : Stock, 2022, auparavant président du directoire chez Unibail-Rodamco —, consacrée au rôle des acteurs privés dans la ville de demain.

Guillaume Poitrinal apporte, par son parcours et son expérience d’associé fondateur de WO2, promoteur leader de la construction bas-carbone, un exemple précieux du rôle que peut jouer le secteur privé dans la construction de la ville décarbonée de demain.

En préambule de son intervention, il a exprimé une double conviction personnelle qui justifie, selon lui, le rôle qu’a à jouer le secteur privé dans la décarbonation de l’économie. Premièrement, la complexité administrative est une entrave majeure au déploiement de nouvelles manières de faire plus durables — les solutions existent, mais le temps de leur déploiement est allongé du fait de la lenteur des processus et des injonctions réglementaires parfois contre-productives. Deuxièmement, il rejette fermement le modèle de la décroissance : si la croissance économique, dans son modèle actuel, a indéniablement été la cause première du changement climatique, la décarbonation de nos civilisations, qui implique à la fois de diminuer les émissions futures et de gérer l’héritage des émissions passées, exige d’énormes investissements.

Le cas du déploiement du bois comme matériau de construction par le promoteur de WO2 se veut un exemple du rôle bénéfique que le secteur privé peut avoir dans la lutte contre le changement climatique.

Construction durable et utilisation du bois

L’Arboretum, à La Défense, illustre le potentiel de ce matériau : un immeuble massif, pouvant accueillir 7 000 à 8 000 personnes, dont les éléments porteurs sont construits en bois lamellé contreplaqué croisé plutôt qu’en béton armé, et par ailleurs refroidi grâce à la géothermie. Le bois, dans sa version lamellée croisée, est assez solide pour faire des murs porteurs jusqu’à 70 voire 100 mètres. La transformation d’arbres matures qui ne croissent plus (et donc ne stockent pas de carbone supplémentaire) en bâtiments permet selon lui, en plus d’être moins émettrice qu’une construction en béton, de piéger le carbone au sein même de nos villes.

La construction en bois est synonyme d’une nouvelle manière de construire, beaucoup plus sobre en ressources et en énergie — sachant que la construction représente jusqu’à 60 % de l’empreinte carbone d’un bâtiment. Ainsi, alors qu’un bâtiment traditionnel peut émettre en moyenne 1 500 kilos d’équivalent carbone par mètre carré (kgCO2eq/m²), et que le seuil du « bâtiment bas-carbone » a été fixé à 750 kgCO2eq/m², la construction en bois permet de descendre jusqu’à 350 kgCO2eq/m². Grâce à ces arguments écologiques, la solution de la construction en bois est en train de convaincre de plus en plus d’investisseurs et de promoteurs.

La multiplication des projets utilisant le bois en structure est parallèle à un renversement des valeurs associées aux espaces de bureaux : alors que jusque-là, l’objectif des promoteurs était de construire le maximum d’espaces de travail dans le minimum d’espace, la crise sanitaire et le développement du télétravail ont accéléré la transition vers un objectif de bien-être au travail, dont l’entreprise de Guillaume Poitrinal se veut la porte-parole. Donner envie aux travailleurs de revenir au bureau requiert des locaux et des services associés (restauration, loisirs…) de qualité. Selon l’intervenant, cette évolution vers des espaces plus qualitatifs est appelée à s’appliquer à l’ensemble des métiers de la ville, et progressivement au résidentiel.

Rôle du secteur privé dans le futur des villes

Les évolutions récentes tout comme les aspirations des citoyens à une plus grande multifonctionnalité des bâtiments montrent que le séquençage de l’espace urbain selon des fonctions prédéfinies, que l’on trouve traditionnellement dans les PLU (plans locaux d’urbanisme), n’est plus à la hauteur des enjeux. Surtout, l’urgence climatique ne s’accommode que peu de la lenteur administrative.

Dans les efforts et les investissements financiers nécessaires pour inventer la ville décarbonée, le privé détient deux atouts majeurs. D’une part, il est pressé de réussir et, pour cela, il est prêt à investir afin d’obtenir des résultats. Cette caractéristique s’accompagne certes d’inconvénients mais présente l’avantage de pouvoir faire rapidement la part des choses entre les solutions environnementalement et écologiquement viables et celles qui ne le sont pas. D’autre part, le privé peut aussi se permettre d’encaisser dans une certaine mesure les pertes financières. Alors que le public, en cherchant à éviter absolument les pertes d’argent, a tendance à faire prévaloir le principe de précaution, le privé, guidé par la recherche d’innovation, n’hésite pas à procéder par essais-erreurs — le risque est une dimension intégrée dans les logiques entrepreneuriales, à condition bien sûr d’être maîtrisé.

Selon Guillaume Poitrinal, la phase de décarbonation qui s’ouvre annonce un cycle schumpétérien de destruction créatrice, qui doit se faire davantage aux frais du privé qu’à ceux du public. Ainsi, pour fabriquer des biens bas-carbone, il faut changer les modes de production, relocaliser les usines, massifier les emballages biosourcés, trouver des sources d’énergie propres, etc.

Le secteur public est évidemment essentiel à la construction de la ville, car il apporte une vision du temps long que le privé exprime moins. Mais il y a un enjeu majeur à ce que le public connaisse bien les réalités du secteur privé et soit capable d’engager ce dernier, tout en permettant de déverser l’argent disponible le plus rapidement possible sur les investissements d’avenir. Le public doit aussi aider le privé à fixer les normes, les indicateurs, le rythme (exemple de la certification BBCA pour les bâtiments bas-carbone, dont l’association porteuse a été créée par des promoteurs, investisseurs, collectivités, etc.). Privé et public doivent fonctionner en synergie, ce qui requiert une certaine confiance mutuelle.