Il est devenu banal de prédire le dépérissement de l’État nation en invoquant l’effet destructeur – un de plus ! – de la mondialisation. Pour le politologue américain Roger Masters le mal est en fait plus profond. Si l’on examine l’évolution depuis le XVIe siècle des connaissances théoriques et pratiques nécessaires au fonctionnement d’une société, on se rend compte que les innovations qui ont révolutionné à la fois la communication des idées et l’usage de la contrainte ont joué, à l’aube de la modernité en faveur des États nations, et opèrent maintenant à leur détriment en les rendant de plus en plus vulnérables à l’intérieur comme à l’extérieur. Le fossé des connaissances entre élite et grand public tend par ailleurs à s’élargir, ce qui ne peut que favoriser l’impression d’un avenir non maîtrisable, pour le plus grand profit des doctrines extrémistes génératrices de certitudes apaisantes. On peut certes tenter de restaurer stabilité et prévisibilité par un recours encore plus systématique aux technologies biochimiques et génétiques, mais le « meilleur des mondes » qui en résulterait serait à long terme invivable.
Roger Masters n’a pas cherché à préciser le contenu de l’autre terme de cette « alternative du diable » qu’il a dessinée, mais on attend avec intérêt qu’il explique ce qu’il met derrière le « mode de vie proche de l’Occident prémoderne » qui serait pour lui ce que l’on peut espérer de moins mauvais comme avenir.
L’auteur de cet article est professeur de science politique à Dartmouth College (New Hampshire). En dehors des travaux d’analyse et de traduction qu’il a consacrés à Jean-Jacques Rousseau, l’essentiel de son oeuvre s’attache à éclairer par l’éthologie (ou science du comportement animal) les grandes interrogations de la philosophie politique (Un de ses premiers articles, paru en français dans la revue Preuves en février 1969, portait sur les origines biologiques de la révolte des étudiants en mai 68…). Futuribles a publié en juin 1997 une analyse critique de Jacques Richardson sur son dernier livre Machiavelli, Leonardo and the Science of Power.
Bernard Cazes
Entre le meilleur des mondes et la fin de l'État nation
Cet article fait partie de la revue Futuribles n° 228, février 1998