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Écologie de guerre : un nouveau paradigme ?

Recension de revue

Le deuxième numéro de la revue GREEN, paru en septembre 2022 et édité par le Groupe d’études géopolitiques (GEG) de l’ENS (École normale supérieure), regroupe des contributions d’une vingtaine d’auteurs, aux champs d’expertise divers, sur les liens entre écologie et guerre.

Charbonnier Pierre (sous la dir. scientifique de), « Écologie de guerre : un nouveau paradigme ? », GREEN. Géopolitique, réseaux, énergie, environnement, nature, n° 2, année 2, septembre 2022, 98 p.

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Les articles de la revue — dont la direction scientifique a été assurée par Pierre Charbonnier — sont organisés en trois parties principales :
1. Après l’invasion de l’Ukraine : géopolitique de l’Anthropocène.
2. Écologie de guerre : transformer, planifier, réguler.
3. Configurations politiques à l’âge des guerres fossiles.

Une iconographie diversifiée (des affiches politiques aux tableaux d’analyse de politiques publiques, en passant par les classiques histogrammes et cartes…) vient enrichir les écrits. Ainsi, en ouverture, la dépendance européenne aux hydrocarbures russes est nuancée par une carte rappelant le grand écart entre les pays (de quelques pour-cent à presque 50 % de dépendance pour les pays les plus orientaux du continent européen) [1].

Dans la première partie, les « nouvelles lignes de front » de la guerre menée par Vladimir Poutine sont décrites par les contributeurs. En ouverture, Helen Thompson annonce, prophétique, que sous l’action de l’écologie de guerre, de l’ambition climatique ou encore de la récession, la réduction de la consommation d’énergie est inéluctable. À propos de la lutte contre le changement climatique, Stefan C. Aykut et Amy Dahan constatent l’abandon d’un régime de gouvernance idéale. Or, c’est cette vision qui préexistait en toile de fond de toutes les discussions et négociations climatiques. Désormais, afin de ne plus perdre de temps face au changement climatique, il convient de procéder par alliances stratégiques plutôt que de chercher le consensus. La non-coopération devient la règle, le contexte, de toutes les stratégies pour aller vers un objectif commun.

C’est ce que Laurence Tubiana décrit concernant les politiques européennes qui tentent désormais d’écrire les premières pages de l’ère post-fossile et de lier explicitement « impératif climatique et sécurité énergétique ». Mais, si la nouvelle géopolitique décarbonée sera sûrement aussi extractive, sobriété et recyclage complet des matériaux (les plus rares : cobalt, lithium…, mais aussi les plus classiques : cuivre, zinc…) de la transition écologique seront essentiels pour éviter de déplacer les problèmes et de « relancer une nouvelle guerre des ressources ».

Une nouvelle ère où la Realpolitik climatique devient la règle s’ouvre donc — selon Mona Ali — avec des paradoxes voire des contradictions, à l’instar du retour du gaz naturel liquéfié (GNL) américain en Europe, banni initialement pour des raisons environnementales, après le sevrage russe ; ou encore du doublement des revenus des producteurs d’énergies fossiles depuis la guerre, par rapport aux cinq dernières années.

Dans la deuxième partie, Éric Monnet dresse l’historique de la notion d’économie de guerre et pointe toutes les limites d’une analogie avec l’écologie de guerre qui s’appuie notamment sur l’absence de durée et de pérennité. Si on peut ainsi trouver des convergences d’intérêts à court terme, cela ne peut pas suffire en matière écologique et il faudra bien embrayer sur d’autres convergences plus pérennes à long terme.

Cédric Durand et Razmig Keucheyan expliquent comment éviter que l’écologie de guerre ne se transforme en patriotisme écologique, ce qui risquerait de faire dérailler la transition plutôt que de l’accélérer (en reprenant l’exemple du gaz de schiste importé via GNL des États-Unis). Ils rappellent que lorsque le système de prix (le marché) est incapable de prendre en charge les pénuries, un processus politique est indispensable pour intervenir sur la production ou sur la consommation. Car, vu la puissance des chocs et leur durée, le signal-prix serait bien insuffisant, selon eux, pour répondre à l’ampleur de la « bifurcation écologique ». Le calcul en nature redevient la règle et le fondement de la sobriété, pour un branchement direct du calcul économique sur les ressources (comme l’a fait le Shift Project cité pour son Plan de transformation de l’économie française antérieur à la guerre en Ukraine). Mais l’écosocialisme qu’ils promeuvent doit aller au-delà de ce simple dépassement de la coordination marchande pour offrir une voie à l’internationalisation de la transition, seule condition de sa réussite climatique. Enfin Magali Reghezza-Zitt rappelle que la sobriété comme la résilience (notions désormais omniprésentes dans les débats énergétiques et climatiques), tout en étant incontournables dans la double crise électrique et gazière que l’on connaît en France, ne doivent pas se substituer à l’absence de politiques publiques volontaristes de transformation. La sobriété devra plutôt constituer une composante essentielle et transversale de ces politiques publiques.

La dernière partie de la revue est consacrée aux reconfigurations politiques découlant des analyses précédentes pour les années 2020. Pierre Charbonnier y déploie sa vision de l’écologie de guerre et présente les risques que sa mise en œuvre comporte. Si elle permet de faire d’une pierre deux coups en alignant impératifs militaire et climatique, le risque est bien se borner à un patriotisme écologique, et de ne pas enclencher la transition énergétique européenne impliquant mieux et plus justement les pays d’Europe de l’Est. Si la sobriété est, dans ce contexte, perçue comme un fardeau plus que comme un outil — ou comme une arme pour rester dans le registre martial — l’écologie de guerre fera long feu dans ses effets… La « coalition fossile » apparaissait, fin 2022, plus en mesure d’apporter une réponse concertée : la substitution énergétique (du gaz russe au gaz américain pour le dire trivialement) prenant le dessus sur des économies d’énergie pourtant indispensables.

Deux articles, respectivement d’Étienne Balibar et de Bruno Latour, concluent ce numéro en abordant en termes philosophiques ou sémantiques — mais aussi de manière très concrète — les questions de frontières, de territoires et de sols, dans cette période de reconfiguration. Ils se demandent sur quel sol les Européens peuvent atterrir — pour faire le lien avec l’un des derniers ouvrages de Bruno Latour — notamment pour « former volontairement une nation » ?

Ce numéro de GREEN offre donc un panorama large et fouillé des questions ouvertes par la guerre en Ukraine, des réponses qui y sont apportées et des limites de l’écologie de guerre. Plusieurs des contributions ici regroupées sauront, au-delà de l’actualité de leur publication qui pourtant date déjà d’un an, être d’un grand recours dans les années qui viennent.

[1] La Russie fournissait 14 % du gaz et du pétrole mondial avant la guerre en Ukraine, comme rappelé dans la revue.

#Crises #Énergie #Europe #Guerre #Transition écologique #Ukraine