
Le nom de Nicholas Stern est devenu mondialement célèbre à l’automne 2006, lorsque fut remis au Premier ministre britannique de l’époque, Tony Blair, le Rapport Stern sur l’économie du changement climatique que lui avait commandé un an plus tôt le chancelier de l’Échiquier Gordon Brown [1]. Ce rapport prenait avec fracas le contrepied d’une doxa très largement nord-américaine selon laquelle il était urgent de ne pas se presser de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES). Préparé sous l’égide de Lord Stern précédemment vice-président de la Banque mondiale et chef économiste du Trésor britannique, ce rapport montrait notamment que les dommages climatiques à venir pourraient avoir une incidence sur le bien-être collectif de l’ordre de celle des deux guerres mondiales du XXe siècle. De façon synthétique, les bouleversements en chaîne anticipés pourraient entraîner l’équivalent d’une perte annuelle, pour l’éternité, de 10 % à 20 % du produit intérieur brut (PIB) mondial. En revanche, pour un coût médian annuel se situant autour de 1 % de ce PIB, il serait possible à l’humanité de limiter la concentration atmosphérique des GES entre 500 et 550 ppm (parties par million) – nous en sommes à environ 470 ppm et chaque année ajoute 2 ou 3 ppm. Il serait donc avantageux et économiquement rationnel d’engager de façon immédiate des politiques vigoureuses de transformation des systèmes énergétiques vers la sobriété et l’efficacité énergétique, et les solutions « bas carbone ».
STERN Nicholas, « Why Are We Waiting? The Logic, Urgency, and Promise of Tackling Climate Change », MIT Press, avril 2015, 448 p.
L’une des clefs de ce changement de ton au sein de la communauté des économistes était l’adoption d’un taux d’actualisation [2] beaucoup plus bas (1,4 %) que celui couramment utilisé par les économistes, habitués à manier des taux proches des conditions ordinaires de marché, avec risque, de 6 %. Cela lui fut reproché, provoquant la réouverture d’une controverse transcontinentale sur l’articulation entre choix éthiques et détermination positive des composantes de cette valeur économique pivot, d’autant plus centrale que l’horizon de projection est éloigné.
Huit ans plus tard, le nouveau livre de N. Stern se présente d’abord comme une mise à jour du tableau des risques encourus et une défense des choix de méthode faits dans son rapport de 2006. Le diagnostic se fait beaucoup plus alarmiste et ferme que dans le précédent opus. Dans le même temps, l’auteur proclame de façon répétée la chance historique qui nous est donnée, dans les deux prochaines décennies, d’entreprendre la transformation du mode de développement international. Il s’agit d’associer étroitement lutte contre la pauvreté, engagement ferme d’une transition vers une économie sans émissions nettes de carbone, et une transformation structurelle des conditions de la production agricole et industrielle, et de l’aménagement des villes et des territoires.
Ces trois objectifs seront atteints s’ils sont visés ensemble. Aucun ne le sera si les autres sont délaissés. Assumer conjointement ces trois impératifs (pauvreté, climat, réformes structurelles) pourrait faire naître une nouvelle vague de croissance économique durable, qui résoudrait au passage de nombreux problèmes collatéraux comme les problèmes de santé résultant de la pollution ou l’insécurité urbaine. D’où le titre du livre : pourquoi attendons-nous, alors que ce changement bien mené de modèle de développement peut être très positif pour le bien-être collectif, sans sacrifice, et qu’il est réellement urgent d’infléchir sérieusement les courbes d’émission de GES pour avoir une chance raisonnable de ne pas dépasser l’accroissement de 2 °C de la température atmosphérique moyenne par rapport à 1850 ?
Dans la partie la plus intéressante du livre, N. Stern tire les leçons de l’expérience de négociation de ces 25 dernières années, lui qui a été étroitement impliqué dans le jeu international depuis 10 ans. Il récuse les revendications les plus tapageuses, mais mal fondées, comme celles qui voudraient que les pays industrialisés renoncent à la croissance économique, que les droits d’émissions de GES soient répartis de façon strictement égalitaire au prorata de la population de chaque pays, ou qu’il faille parvenir à des engagements fermes et juridiquement contraignants de chaque pays lors de la prochaine conférence des parties (COP21).
Ses arguments ? C’est par l’innovation et l’approche intégrée des transformations qu’il sera possible tout à la fois de préserver un potentiel de croissance économique dans les différents pays et de conduire la mutation énergétique nécessaire. Mais sans cette croissance, l’innovation n’a guère de chances. À l’égalité stricte, mais arbitraire, des droits individuels d’émission – il n’existe aucun lien mécanique entre développement, usage de l’énergie et niveaux d’émission de GES -, N. Stern préfère le principe « d’accès équitable de chaque pays au développement durable », proposé par l’Inde à la COP16 de Cancún. Il avertit cependant qu’il ne faut pas trop attendre des transferts financiers des pays développés vers les pays en développement : en faire un préalable à l’engagement des pays du Sud conduirait à l’échec collectif et à la pire des injustices. Enfin, on sait par expérience, depuis le retrait du Canada du protocole de Kyoto, qu’un accord juridiquement contraignant n’apporte en fait aucune garantie mais représente la meilleure voie pour obtenir des engagements au rabais et pour bloquer la coopération internationale sur un niveau de performance très insuffisant au regard de l’objectif.
Afin de créer la confiance nécessaire dans l’action commune, N. Stern propose plutôt un régime dans lequel chaque pays définit un plan comportant des éléments de court terme sur lesquels il s’engage, et des objectifs de référence à moyen et long termes, le tout faisant l’objet d’un ajustement périodique, tous les cinq ans, en tenant compte à la fois de ce qui aura été réalisé et des nouvelles connaissances scientifiques. Enfin, N. Stern demande à chaque acteur de se pénétrer de six idées clefs et d’agir en conséquence :
1) L’échelle élevée des réductions d’émission nécessaires : les 50 milliards de tonnes de GES émises en 2013 devraient laisser la place à des émissions inférieures à 35 milliards de tonnes d’ici 2030 et à 20 milliards en 2050. Cela suppose, par exemple, que pas plus d’un tiers des réserves prouvées de pétrole, de charbon et de gaz ne soit exploité d’ici 2050.
2) La transition vers une économie bas carbone demande vraiment un changement radical à la fois des systèmes énergétiques, des modes de développement et des modes de consommation, sans que ces changements soient assimilables à des régressions ou des appauvrissements.
3) Cette transition aura beaucoup d’aspects très positifs, en dehors de la prise en compte du problème climatique.
4) La transition devra être la plus intense dans les deux prochaines décennies. Cela correspondra également à une période de forte transformation structurelle de l’économie mondiale et des territoires, sous l’effet d’Internet et de la high-tech, et d’une urbanisation très forte ; il y aura d’importantes opportunités qu’il faudra saisir par un choix avisé des investissements.
5) La transition vers une économie bas carbone présente un grand potentiel pour vaincre la pauvreté.
6) Transformations structurelles et transition énergétique demanderont de très importants investissements et d’importantes innovations techniques, qu’il faudra susciter, orienter et accueillir.
La nouvelle donne demande de faire des choix inédits concernant, par exemple, le retrait des centrales électriques au charbon qui ne seraient pas équipées pour capturer les émissions de CO2, l’élimination des masses de subventions à l’usage de sources fossiles d’énergie, ou encore le triplement à court terme des budgets de recherche dédiés aux alternatives énergétiques. Le moment du changement est venu. Aux États, mais aussi aux autres acteurs (entreprises, villes, organisations non gouvernementales, syndicats) d’être à la hauteur.
[1] Stern Nicholas (sous la dir. de), The Stern Review: The Economics of Climate Change, Londres : Her Majesty Treasury, 2006 – voir Godard Olivier, « L’économie du changement climatique. Le rapport Stern un an après », Futuribles, n° 334, octobre 2007, p. 25-42.
[2] Le taux d’actualisation permet de ramener à une même date des sommes dépensées ou gagnées à des années différentes, et donc de faire l’arbitrage entre le présent et le futur : un taux élevé donne un faible poids au futur, un taux bas marque une plus grande préoccupation pour les générations futures (NDLR).