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Un Monde sans travail

Comment les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle reconfigurent le marché du travail

Analyse de livre

couverture du livre de Daniel Susskind : Un Monde sans travail
Après Jeremy Rifkin en 1995 [1], puis Erik Brynjolfsson et Andrew McAfeee en 2014 [2], c’est au tour de Daniel Susskind de nous annoncer la fin du travail, dans cet ouvrage très documenté (70 pages de références). Enseignant-chercheur au King’s College de Londres et à Oxford, ancien conseiller au cabinet du Premier ministre britannique, Daniel Susskind soutient comme ses prédécesseurs que la révolution technologique à venir n’est pas de même nature que les précédentes et qu’elle mettra fin à ce qu’il appelle « l’âge du travail ».

Susskind Daniel, Un Monde sans travail. Comment les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle reconfigurent le marché du travail, Paris : Flammarion, janvier 2023, 432 p.

couverture du livre de Daniel Susskind : Un Monde sans travail

Dans la préface de cet ouvrage, publié dans sa version originale en 2020 [3], l’auteur souligne qu’« autant la pandémie nous a offert un aperçu des problèmes auxquels un monde plus automatisé devra faire face — répartition de la prospérité, pouvoir des Big Tech, quête de sens —, autant elle accélère sans doute l’arrivée de ce monde ».

Le livre est construit en trois parties présentant respectivement « le contexte », « la menace » et « la réponse ».

La première partie constitue un excellent état des lieux des différentes théories économiques sur le rapport entre automatisation et emploi. Elle décrit bien les effets de la mécanisation des tâches qui a permis une explosion de la richesse produite et un déplacement de la main-d’œuvre vers des emplois de service. L’auteur y détaille notamment « l’hypothèse Autor, Levy, Murnane (ALM) » — en référence aux noms de trois chercheurs du MIT (Massachusetts Institute of Technology) — qui repose sur deux observations. La première est que pour approcher la question des effets des technologies sur l’emploi, il faut raisonner par tâches plutôt que par métiers. La seconde est la distinction entre des tâches routinières, automatisables, et des tâches non routinières reposant sur des savoirs tacites, difficiles à automatiser. Cette lecture permet notamment d’expliquer la polarisation du marché de l’emploi sous l’effet des technologies qui détruisent avant tout les métiers routiniers moyennement qualifiés, et préservent les plus qualifiés et les moins qualifiés. Les premiers sont plus durs à automatiser car ils font appel au raisonnement, et les seconds car ce sont souvent des métiers d’interactions humaines (métiers des services et du care). Daniel Susskind considère que les progrès technologiques récents, notamment en matière d’intelligence artificielle, rendent cette approche obsolète.

C’est cette menace qu’il s’efforce de décrire dans la deuxième partie de son livre. Les technologies, dont il énonce les progrès actuels de manière assez détaillée, opéreraient ce qu’il appelle un « empiètement des tâches » et seraient de plus en plus capables de prendre en charge des tâches demandant des aptitudes relationnelles. Par conséquent, le « chômage technologique » décrit par Keynes, il y a 90 ans, serait de moins en moins « frictionnel » (le temps que s’opèrent les transferts de main-d’œuvre d’un secteur à l’autre) et de plus en plus « structurel » (la courbe de la production réelle se décorrélant de celle de l’emploi) — les machines prenant progressivement en charge une telle quantité de tâches (y compris non routinières) que cela se solderait par une destruction nette de travail humain. Cette mutation s’opère dans un contexte d’explosion des inégalités entre le capital et le travail, comme le montre le décrochage de la courbe d’évolution des salaires par rapport à celle de la productivité, aux États-Unis, à partir des années 1970 (p. 215 du livre). En résumé, « les économies du monde deviennent plus prospères, mais plus inégales. Et le principal responsable de cette évolution est le progrès technologique. »

Comment répondre à ces évolutions ? C’est l’objet de la partie la plus prospective et la plus discutable de l’ouvrage. Daniel Susskind commence par y affirmer que les discours sur l’adaptation des dispositifs d’éducation et de formation aux nouveaux besoins vont atteindre leurs limites. Ces solutions peuvent être une réponse au chômage technologique frictionnel mais seront insuffisantes face au chômage technologique structurel, car il sera le reflet d’une baisse globale de la demande de travail. Dans ce contexte c’est l’État, le Big State, qui sera amené à jouer un rôle déterminant. Il devra avant tout mieux répartir les revenus, en augmentant l’imposition réelle des Big Tech et en instaurant un « revenu de base conditionnel » (RBC). Ce dernier est sans doute un élément qui appelle des débats intenses sur la définition de la population éligible à ce revenu et sur l’activité (le travail ?) qui lui sera demandée en échange. Préoccupé par la montée en puissance des Big Tech, l’auteur en appelle à un retour en force de l’État qui peut également inquiéter par certains aspects. Le RBC qu’il imagine « s’il est adopté, […] signifie que la vie quotidienne des personnes sans emploi sera répartie non pas entre loisirs et travail rémunéré, mais entre activités choisies et activités que leur communauté leur impose ». L’État devrait également devenir « créateur de sens » et se charger de combler le vide laissé par la disparition du travail, notamment par une « politique des loisirs bien pensée ». Ce n’est que dans les dernières pages que l’auteur révèle l’horizon temporel de ses projections, à savoir une centaine d’années tout de même.

Partant d’un panorama très structuré et documenté, cet ouvrage évolue progressivement vers des hypothèses qui semblent moins étayées et des aspirations discutables. Par ailleurs, ce « monde sans travail » que nous décrit Daniel Susskind semble s’inscrire dans un monde sans fin : à aucun moment les limites environnementales au processus d’automatisation généralisée qu’il annonce ne sont évoquées. L’« empiètement des tâches » est considéré comme inéluctable ; les sociétés seraient donc condamnées à le subir et à s’y adapter sans pouvoir l’orienter ni lui imposer de limites.

Les bons connaisseurs des problématiques de technologies et d’emploi n’apprendront pas grand‑chose à la lecture de cet ouvrage. On peut toutefois le recommander à ceux qui souhaitent aborder la question, sans pour autant leur imposer la lecture des 100 dernières pages.

  1. Rifkin Jeremy, The End of Work: The Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era, New York : G.P. Putnam’s Sons, 1995 (traduction française, La Fin du travail, Paris : La Découverte, 1997).

  2. Brynjolfsson Erik et McAfee Andrew, The Second Machine Age: Work, Progress, and Prosperity in a Time of Brilliant Technologies, New York : Norton, 2014 (traduction française, Le Deuxième Âge de la machine. Travail et prospérité à l’heure de la révolution technologique, Paris : Odile Jacob, 2015).

  3. Susskind Daniel, A World Without Work: Technology, Automation and How We Should Respond, Londres : Allen Lane, 2020.

#Automatisation #Emploi #Loisirs #Marché du travail #Révolution technologique

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