Les chercheurs pratiquent leur métier dans le cadre de disciplines (les mathématiques, la biologie, la sociologie, la physique, etc.) mais ils sont fréquemment confrontés à des problèmes qu’ils ne peuvent résoudre qu’en faisant appel à plusieurs disciplines (par exemple, ceux concernant le climat, les matériaux, l’écologie et l’urbanisme). L’interdisciplinarité, pratique de la recherche à l’interface de plusieurs disciplines, à laquelle ce livre est consacré, est donc devenue progressivement un outil important des stratégies de recherche, notamment au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), l’archétype de l’institution multidisciplinaire — comme le souligne son président, Antoine Petit, dans la préface.
Le livre est organisé en huit grands chapitres qui mettent en lumière, chacun, des recherches interdisciplinaires sur une thématique spécifique. Le premier, « Observer et mesurer », démarche clef pour beaucoup de recherches, donne ainsi plusieurs exemples de l’utilisation conjointe de techniques expérimentales employées dans différentes disciplines : la microscopie et la spectroscopie infrarouge pour étudier le collagène (protéine présente dans des fibres musculaires) constitutif de la peau de parchemins anciens, ou encore des techniques d’imagerie médicale utilisées en archéologie pour examiner l’intérieur d’objets fragiles. La modélisation est devenue une pratique courante dans la recherche et de nombreux exemples de cette approche sont donnés dans le livre. S’appuyant sur les mathématiques (depuis Galilée) et l’informatique, elle permet d’interpréter des phénomènes (en océanographie notamment) ou des propriétés de la matière, voire du vivant, en utilisant les résultats de mesures. La modélisation est également utilisée pour tester des scénarios électronucléaires avec des hypothèses sur la gestion des déchets nucléaires, ainsi que pour évaluer la demande et les capacités de production d’énergie et de ressources minérales.
La gestion et l’exploitation des données fournies par les observations et les mesures sont devenues une question critique pour la recherche car leur volume est en croissance continue, alors que de nouvelles techniques instrumentales font leur apparition ; un chapitre du livre leur est consacré. Ainsi l’apprentissage machine, technique clef de l’intelligence artificielle (IA), est utilisé pour étudier la formation des étoiles dans notre galaxie. De façon plus surprenante, des chercheurs en santé publique font appel aux réseaux sociaux, notamment Twitter, pour faire de la veille sanitaire en repérant, lors d’échanges de tweets, des associations d’informations entre des symptômes de maladies (pulmonaires, par exemple) et des données environnementales et géographiques. Ces croisements de données sont des signaux d’alerte utiles pour des politiques de prévention. De même, en traitant des données fournies par la police concernant la vague d’émeutes urbaines de 2005 (suite à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré par électrocution dans un transformateur EDF, à Clichy-sous-Bois), des chercheurs ont proposé un modèle de propagation d’émeutes — une application qui se situe à l’interface de la sociologie, des mathématiques et de l’informatique.
« Sonder le passé » mobilise des équipes de chercheurs de plusieurs disciplines (historiens archéologues, biologistes, etc.) travaillant à plusieurs échelles et à l’aide de plusieurs méthodes, comme le montre un chapitre consacré à des questions telles que l’émergence de la vie sur Terre (en étudiant une machinerie géochimique sur des sources hydrothermales au fond des océans), ou encore les migrations out of Africa des premiers hommes.
Trois autres chapitres s’intéressent plus particulièrement au vivant au sens large du terme. « Innover pour soigner » donne des exemples d’approches pluridisciplinaires en médecine qui ont recours, aujourd’hui, à la robotique (utilisée pour des prothèses avec une vision artificielle), aux ultrasons, aux algorithmes, etc. « Étudier le vivant » consiste à s’intéresser aussi bien à l’impact du rayonnement cosmique et de la radioactivité naturelle sur le stockage de cellules souches qui dégradent l’ADN (des travaux effectués notamment dans un laboratoire de physique des particules protégé des rayonnements cosmiques par 1,7 kilomètre de roches, dans le tunnel routier du Fréjus entre la France et l’Italie), qu’à l’hibernation des ours (équipés d’un collier GPS, ils sont repérés et anesthésiés dans leur tanière où ils subissent divers prélèvements biologiques) — disposition intéressante, car ils perdent peu de poids pendant leur longue hibernation (sans boire ni manger), qui pourrait mettre sur la piste de traitements de l’atrophie musculaire humaine lors de certaines maladies.
« Explorer la biodiversité » est un autre défi scientifique qui devient important car celle-ci est menacée. Il s’agit, notamment, de mettre au point des capteurs pour suivre les communications acoustiques entre les animaux marins, ou encore des phénomènes de bioluminescence. « Comprendre le système Terre et l’Univers » est également un défi scientifique important abordé dans le livre. L’affluence des données en astronomie, en particulier dans la perspective de la mise en service d’un nouvel observatoire radioastronomique international (avec des dizaines de milliers de petites antennes en Australie), nécessite la mise au point de supercalculateurs spécifiques. Quant à l’exploration de l’océan, elle a de plus en plus recours à des engins automatiques équipés de capteurs, comme des drones ou des robots sous-marins ROV (Remotely Operated underwater Vehicle) — l’un d’eux a été utilisé pour explorer et prélever la faune sous-marine d’un lagon à Mayotte, réservoir de molécules inconnues d’intérêt biologique potentiel.
Les auteurs et la mission du CNRS en charge de l’interdisciplinarité ont incontestablement fait œuvre utile en publiant ce livre, très bien illustré, qui met clairement en évidence les multiples facettes des recherches interdisciplinaires. Les lecteurs qui s’intéressent aux enjeux de la science regretteront peut-être l’absence d’un chapitre de conclusion donnant une vision prospective des possibilités et des limitations des techniques, du rôle de la modélisation, et des possibilités de nouvelles approches interdisciplinaires.