Revue

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Les Jeunes Élites face au travail

Regards croisés entre Polytechnique et Harvard

Analyse de rapport

Les déclarations de diplômés de grandes écoles françaises (notamment HEC [Hautes études commerciales] et AgroParisTech), lors des cérémonies de remise des diplômes en 2022, mettant en cause l’utilité sociale d’une carrière en entreprise, ainsi que des enquêtes réalisées, en France et à l’étranger, sur les nouvelles exigences des jeunes diplômés à l’égard du travail, conduisent à s’interroger sur leurs attentes. La Fabrique de l’industrie, qui s’intéresse à la réindustrialisation de la France, a souhaité, elle aussi, mieux comprendre les aspirations de futurs cadres en comparant, dans cette étude, celles de jeunes diplômés de l’École polytechnique (X) et de l’université Harvard aux États-Unis.

Dubey Anne-Sophie et Bellit Sonia, Les Jeunes Élites face au travail. Regards croisés entre Polytechnique et Harvard, Paris : Presse des Mines / La Fabrique de l’industrie (Les Docs de la Fabrique), mars 2023, 83 p.

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Pour l’effectuer, ses auteurs ont sélectionné un panel de 10 diplômés de l’École polytechnique et de neuf de Harvard, âgés au maximum de 25 ans et ayant déjà une expérience professionnelle de trois à cinq ans au moment de l’enquête. Les secteurs dans lesquels ils ont exercé leur activité sont représentatifs de leurs débouchés traditionnels — recherche, conseil, industrie, entrepreneuriat et fonction publique. Parmi eux, 47 % des diplômés de l’X ont débuté leur carrière dans le secteur des affaires ; et un petit nombre de ces « cobayes » avaient changé d’orientation lors de leur parcours. Tous ont été interviewés lors d’entretiens portant sur quatre thématiques :

  • leurs socialisations scolaires et antérieures (origine socio-économique, motivations pour le choix de l’X ou de Harvard, parcours scolaire, activités extrascolaires) ;
  • leur entrée dans le monde du travail et les changements notables constatés dans leur représentation de celui-ci ;
  • les éléments constitutifs selon eux du sens du travail (utilité sociale, valeurs morales, normes professionnelles, capacité de développement personnel, savoir mobilisé) ;
  • leur « unité avec les autres » (soutien social dans le travail, qualité des relations avec les collègues et les managers).

Les auteurs rendent compte dans quatre chapitres des résultats de leurs entretiens. La plupart des alumni de l’X appartiennent à des milieux sociaux privilégiés qui les ont préparés à des études difficiles et à affronter la compétition. Elles ont constaté que le passage des diplômés par Harvard et l’X a aiguisé leur sens de l’exigence envers eux-mêmes et renforcé leur capacité de travail (les Français sont aussi marqués par les classes préparatoires). Ce défi de l’excellence, qu’un ancien de Harvard qualifie de « quête absurde de la perfection partagée par tous », comporte des risques, en particulier celui de la désillusion lors de l’entrée sur le marché du travail : nombre d’alumni ont été déçus par leur environnement professionnel et estiment qu’il est difficile de trouver un équilibre entre activité professionnelle et vie personnelle — notamment ceux d’entre eux travaillant dans le conseil.

Il apparaît que les polytechniciens attachent plus d’importance que leurs collègues de Harvard à accroître leurs compétences en début de carrière, ces derniers privilégiant la possibilité de monter en grade. Les entretiens révèlent des attentes différentes des deux populations sur la qualité des relations avec leurs collègues : les alumni de l’X accordent une place importante à la bonne entente, tandis que ceux de Harvard préfèrent maintenir une certaine distance avec leurs collègues. En revanche, leurs attentes sont les mêmes vis-à-vis de leur hiérarchie : ils souhaitent une autonomie, de la confiance, de l’écoute et de l’accompagnement, ainsi que la reconnaissance de leurs compétences. D’où, des frustrations lorsque ces conditions ne sont pas remplies (plus fréquentes semble-t-il chez les anciens de Harvard). Plus généralement, des enquêtes montrent qu’en France une proportion plus importante des jeunes de moins de 35 ans se considèrent comme « activement désengagés » dans leur travail depuis la pandémie de Covid-19 (18 % en 2022 contre 12 % en 2019).

La possibilité de consacrer du temps à une vie extraprofessionnelle et donc la nécessité de trouver un meilleur équilibre entre celle-ci et le travail, sont un leitmotiv dans les propos des deux populations d’alumni. Les Américains sont plus affirmatifs dans la mesure où la plupart souhaitent une séparation nette entre vie privée et vie professionnelle. Les deux populations qui ont vécu la mise en place du télétravail (une nouveauté en France) pendant la crise sanitaire ont perçu ce changement comme positif car il apportait de la souplesse dans la gestion du temps et du lieu de travail, même si, revers de la médaille, il marquait l’irruption de l’activité professionnelle dans la vie privée. Cette question mériterait d’ailleurs un plus large débat.

L’utilité sociale de leur travail a été évoquée par les alumni : si ceux de l’X ont formulé des attentes fortes par rapport à l’engagement de leurs entreprises en matière d’environnement, ceux de Harvard privilégient la dimension matérielle de leur travail. Des prises de position récentes, en France, d’étudiants de grandes écoles ont d’ailleurs mis en évidence une attitude critique vis-à-vis de la politique des entreprises dans ce domaine, accusées de pratiquer un « greenwashing ». En fin de compte, les jeunes diplômés de part et d’autre de l’Atlantique semblent confrontés au même dilemme : être le responsable d’une petite structure mais avoir une influence réelle, même modeste, ou bien être un simple rouage d’une grande structure susceptible d’avoir un fort impact. Reste la question centrale de la rémunération : il semble que les diplômés de Harvard lui accordent plus de priorité que ceux de l’X qui attachent plus d’importance aux conditions de travail, aux missions de leur entreprise et à l’équilibre entre vie privée et activité professionnelle, tout en bénéficiant d’une sécurité financière.

En conclusion, les deux familles d’alumni font un arbitrage entre les critères qui déterminent leurs orientations professionnelles : l’intérêt du travail, les missions de l’entreprise, les possibilités de promotion, la rémunération et l’équilibre entre vie privée et activité professionnelle. Un constat qui rejoint celui d’une enquête de Bpifrance en 2022, selon laquelle seulement 32 % des jeunes Français (18-25 ans) n’étaient pas disposés à transiger sur leurs convictions au travail.

À un moment où les entreprises s’inquiètent d’un désengagement dans le travail des jeunes générations, cette étude a l’intérêt de comparer les attentes de diplômés d’écoles prestigieuses vis-à-vis de leur activité professionnelle. Elles ne sont pas identiques pour les diplômés de l’X et de Harvard, les premiers insistant davantage sur la qualité des relations dans le travail, les seconds considérant le travail comme une transaction entre sa rémunération et l’investissement personnel. Il aurait été intéressant de connaître leur opinion sur leur formation (ses points forts et ses carences), mais la question n’a sans doute pas été posée. Les auteurs concluent qu’il est indispensable d’accroître le sens donné au travail en innovant dans les pratiques organisationnelles afin de répondre aux attentes des jeunes diplômés. Elles reconnaissent que l’échantillon français, des anciens élèves de l’X qui ont un passage obligatoire par l’armée, n’est pas représentatif des alumni d’autres grandes écoles, mais leur démarche intéressante mériterait d’être suivie par d’autres études sur les attentes des diplômés de l’enseignement supérieur, à un moment où ses missions devraient être reprécisées.