Le 18 février 2023, le professeur français Jean-Michel Claverie et ses collègues tiraient la sonnette d’alarme dans une étude publiée dans la revue Viruses : le monde pourrait connaître une ou plusieurs épidémies virales de grande ampleur dans les décennies à venir. La cause : la fonte du pergélisol (ou permafrost en anglais) dans lequel sont piégés de nombreux virus depuis des milliers d’années.
De quoi parle-t-on ?
Le pergélisol est un sol gelé en permanence, vieux parfois de plus d’un million d’années, présent notamment en Sibérie et en Alaska. Le changement climatique provoque, déjà aujourd’hui, son dégel. Ce phénomène conduit, entre autres conséquences, à la libération de matière organique prisonnière du froid. Et parmi cette matière, se trouvent des virus restés en sommeil. Certains y sont depuis la Préhistoire. D’autres, plus récents, ont été stockés dans la glace au gré des mouvements de population et des grandes pandémies, comme celles de la variole ou de la grippe espagnole. L’équipe du professeur Jean-Michel Claverie a déjà recensé 13 virus arctiques dans sept zones sibériennes. Elle en a prélevé des échantillons et les a « ressuscités » en laboratoire en les exposant à des cultures d’amibes. Elle a ainsi prouvé que ces virus sont capables de se réveiller après plusieurs milliers d’années en sommeil, sans doute bien au-delà des limites de datation par carbone 14 (50 000 ans). Déjà en 2016, l’anthrax, une bactérie disparue depuis 1941 en Russie, est réapparue en raison de températures anormalement élevées pendant l’été, et a causé la mort d’un enfant ainsi que de plusieurs rennes.
Quels sont les risques ?
Les virus modernes font certes l’objet de craintes ; toutefois, les laboratoires en conservent toujours des échantillons qui permettraient de développer rapidement de nouveaux vaccins. Quant aux bactéries, nos antibiotiques actuels devraient permettre de les combattre. En revanche, la réémergence d’un virus préhistorique inconnu constitue une réelle menace. Les virus les plus anciens identifiés à ce jour ne sont pas contagieux pour l’humain. Pour autant, il en reste très vraisemblablement de nombreux autres à découvrir, et parmi eux de potentiels virus « eucaryotes », s’attaquant à des cellules possédant un noyau, et donc susceptibles de menacer l’espèce humaine.
De nombreux spécialistes comme Kimberley Miner, climatologue à la NASA (National Aeronautics and Space Administration), ou Stéphane Aris-Brosou, chercheur à l’université d’Ottawa, considèrent néanmoins que la probabilité d’infection directe des humains par des agents pathogènes issus du pergélisol reste très faible, notamment parce que leur durée d’infectiosité à l’air libre est encore méconnue. Mais tous s’accordent avec Jean-Michel Claverie pour dire que le risque augmente à mesure que le pergélisol diminue et que les activités humaines dans ces régions, devenues possibles grâce à des températures plus clémentes, se développent. Outre le nombre croissant de personnes susceptibles d’être exposées, ces activités consistent pour la plupart à exploiter les ressources minières et donc à excaver des quantités de pergélisol en profondeur, augmentant alors la probabilité de faire émerger de vieux virus dangereux pour les humains.
Quelles sont les mesures de prévention envisageables ?
Bien sûr, la première mesure recommandée par les experts est de limiter autant que possible le dégel du pergélisol. Mais au regard de l’inertie du système climatique, et des enjeux économiques et politiques régionaux, il y a fort à parier que la fonte de ces sols se poursuive dans les prochaines décennies. Conscientes de ce risque, de nombreuses équipes scientifiques conduisent des recherches depuis les années 1990 déjà, sur la matière organique présente dans le pergélisol. Bien que ces recherches soient fastidieuses, elles demeurent essentielles pour cerner les caractéristiques des micro-organismes qui pourraient être libérés dans le futur. De fait, l’équipe de Jean-Michel Claverie alertait déjà sur la situation en 2014 et en 2015.
Enfin, la communauté internationale se mobilise progressivement. En témoigne l’atelier de réflexion collective coorganisé sur le sujet en 2019 par les Académies nationales des sciences, de l’ingénierie et de la médecine américaines, l’InterAcademy Partnership (un réseau mondial composé de plus de 140 institutions) et l’Académie européenne des sciences. Cet atelier avait pour vocation de rassembler plus de 50 chercheurs de renom, ainsi que des autorités de santé publique du monde entier, pour « comprendre et se préparer à des événements à faible probabilité mais à fortes conséquences » s’ils advenaient.
Les pistes identifiées pour répondre à cet enjeu sont similaires à celles nécessaires pour prévenir tout risque pandémique : de meilleurs systèmes de surveillance et de détection, le développement de réseaux locaux et le recours aux connaissances que détiennent les populations vivant déjà sur place, l’harmonisation de la collecte de données pour faciliter l’échange d’informations et la constitution d’un réseau international cohérent et collaboratif pour assurer suivi global, prévention effective et capacités de réaction rapide. Pour autant, au regard des nombreux autres risques auxquels est et sera confrontée la communauté internationale dans les décennies à venir, celui des « virus zombies » apparaît aujourd’hui peu prioritaire et ne concentre pas, peut-être à raison, les efforts des autorités étatiques. Au risque de passer à côté du prochain « rhinocéros gris [1] » ?
-
Le rhinocéros gris est un concept développé par Nassim Nicholas Taleb, en complément du cygne noir pour désigner un événement à faible probabilité mais à conséquence très importante s’il advenait, qu’il est donc possible d’anticiper et auquel on peut se préparer (contrairement au cygne noir). ↑