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The Manual of Design Fiction

Analyse de livre

Le succès actuel du design fiction, de plus en plus prisé dans les milieux de la prospective, de l’innovation et du conseil en stratégie, tend à faire oublier que la pratique de la chose a été initiée et théorisée par le Near Future Laboratory (NFL) à la fin des années 2000.

Bleecker Julian, Foster Nick, Girardin Fabien et Nova Nicolas, The Manual of Design Fiction, Venice Beach (Californie) : Near Future Laboratory, 2022, 247 p.

En réalité, l’expression même de design fiction avait d’abord été imaginée, mais non détaillée, quelque temps plus tôt par l’auteur de science-fiction Bruce Sterling, proche du NFL. Julian Bleecker avait publié un ouvrage pionnier sur le sujet en 2009, qui se voulait plus programmatique et théorique que véritablement méthodologique. L’expression et la pratique du design fiction ont depuis fait florès, avec plus ou moins d’orthodoxie.

Julian Bleecker, Nick Foster, Fabien Girardin et Nicolas Nova, les quatre membres du NFL, disséminés entre les États-Unis, l’Angleterre, l’Espagne et la Suisse, cosignent à présent ce Manual of Design Fiction, qu’ils éditent également avec l’ambition manifeste de formaliser leur conception de cette pratique qu’ils ont initiée. Ce manuel se veut donc une référence en la matière et, en effet, les ouvrages expressément dédiés au sujet sont relativement rares et donc bienvenus — citons la publication récente en France de Making Tomorrow, signé du collectif du même nom.

Le texte était attendu et les personnes intéressées par l’approche — professionnels de l’innovation, du design et de la prospective, consultants, chercheurs, enseignants et étudiants, particuliers… — le découvriront donc avec intérêt. Il s’ouvre sur une définition du design fiction qui semble se vouloir définitive, même si les membres du NFL insistent sur le fait qu’ils ne souhaitent pas se montrer dogmatiques dans leur ouvrage : « Le design fiction est la pratique consistant à créer des prototypes tangibles et évocateurs à partir de futurs proches possibles, afin d’aider à découvrir et représenter les conséquences de la prise de décision. »

Cette définition a le mérite de rappeler comment l’approche a été initialement voulue. Mais il n’est pas certain qu’elle en vienne à s’imposer, tant les multiples usages du design fiction, dans les faits, se sont écartés de cette ligne. La préoccupation du NFL pour le futur proche (« pas demain, mais pas très loin, peut-être d’ici un à quatre ans ») est souvent contredite par une pratique qui lorgne vers le moyen et le long terme. Le quatuor s’oriente aussi exclusivement sur la production d’artefacts, terme auquel est d’ailleurs préféré ici celui d’« archétypes ». Mais le concept de design fiction est aussi mobilisé aujourd’hui sous d’autres modalités, par exemple la narration d’histoires, éventuellement illustrées. Il convient donc de garder en tête que la vision ici partagée du design fiction, bien qu’elle soit issue du collectif à l’origine du concept, ne correspond pas à l’ensemble des usages que l’approche a depuis inspirés.

Le manuel est organisé en deux grandes parties — même si le sommaire en compte quatre — : la première aborde l’origine, l’histoire et les principes théoriques du design fiction, et la seconde se veut plus pratique et opérationnelle, décrivant les méthodologies à déployer et le processus de gestion d’un projet de A à Z.

La première partie, si elle revient de façon nourrie sur la genèse et le développement de la pratique telle que vécus par le NFL, aurait peut-être gagné à se montrer moins autocentrée. Mais la présentation détaillée des différentes étapes, des tâtonnements, faux-pas, réussites, et des raisonnements ayant présidé aux premières réalisations de design fiction, reste instructive. Par ailleurs, cette exploration permet de mieux cerner l’approche propre au NFL, largement nourrie, à la fois de la pratique du design et de l’innovation, mais aussi et surtout de l’anthropologie, sur la base de l’observation des usages et comportements de « vraies gens », ou encore des productions culturelles et particulièrement de la science-fiction. Elle contient de précieux conseils pour collecter, classer et réutiliser les signaux faibles, qui inspirent largement les extrapolations du quatuor. On retiendra enfin l’état d’esprit général qui préside au design fiction, qui est d’encourager l’ouverture d’esprit, la créativité et l’exercice de l’imagination.

La seconde partie est particulièrement riche en exemples et en conseils pratiques, et repose sur un partage généreux, en même temps que critique, de l’expérience des quatre auteurs praticiens. Pourquoi conduire une démarche de design fiction ? Comment la structurer ? Quelles étapes suivre ? Comment embarquer un collectif ? Comment capitaliser sur les livrables produits ? Autant de thématiques qui sont abordées sans réserves, et permettent une bonne appropriation de l’approche et une « encapacitation » des lecteurs.

Parmi les nombreux conseils communiqués dans cette partie, on évoquera notamment ceux sur les critères de choix des artefacts — l’accessibilité de production et la familiarité du public impliqué — ou l’état d’esprit à encourager dans les ateliers — jouer le jeu de la fiction, faciliter les itérations et éviter la rétention des idées, même celles que l’on aurait tendance à croire mauvaises. D’une manière générale, la construction et l’exploration de « what if » via le design fiction se révèlent des procédés efficaces pour faciliter l’immersion, susciter la conversation, générer des idées, et plus généralement aborder le futur avec un regard décalé mais pertinent.

Le manuel est émaillé de citations qui interpellent, de petits exercices pratiques et de nombreuses illustrations de projets menés par le Near Future Laboratory, dont les emblématiques catalogues TBD et Ikea, et les moins connus mais intéressants cas BBVA (Banco Bilbao Vizcaya Argentaria) ou Dubaï Future Foundation [1]. Il se clôt par un échange à quatre voix qui met en perspective de façon intelligente des années de pratique du collectif.

Quelques réflexions plus en lien avec la prospective à présent. Cette dernière ne semble pas avoir les faveurs du quatuor, qui lui reproche, parfois à juste titre, un point de vue trop « macro » et désincarné, ainsi qu’un manque de créativité. L’intégration du design fiction dans une démarche prospective, de plus en plus fréquente, permet justement de stimuler l’imagination, mais aussi de considérer le futur sous un angle plus intime, plus proche des individus et de leur existence concrète. Au terme du livre, les auteurs en viennent à définir le design fiction, avant tout comme un état d’esprit, et cet état d’esprit semble aujourd’hui s’installer parmi les professionnels de la prospective.

Un accent particulier est mis sur la technologie, apparemment considérée par le NFL comme le principal facteur de changement dans la société. Si l’importance de la technologie n’est certes pas à minorer et les développements récents de l’intelligence artificielle nous le rappellent, d’autres facteurs gagneraient à être davantage mis en avant : politiques, démographiques, sociétaux, etc., sans parler évidemment du facteur climatique. Les auteurs eux-mêmes signalent que la crise de la Covid-19 a considérablement renforcé l’intérêt des organisations pour le design fiction et encouragé des explorations du futur plus ouvertes : il ne s’agissait pas là d’un changement d’ordre technologique.

Par ailleurs, le NFL privilégie l’exploration de futurs « mundane » — c’est-à-dire communs, banals — et de court terme, mais on insistera ici sur l’intérêt du design fiction aussi — mais certes non exclusivement — pour aider à envisager le futur à moyen ou long terme, et dans des configurations plus exceptionnelles ou iconoclastes.

In fine, ce Manual of Design Fiction s’avère une lecture indispensable pour quiconque souhaite mieux connaître l’approche et la faire sienne. On signalera simplement que la vision qui est ici mise en avant correspond à une certaine orthodoxie — tout à fait légitime de la part de ses inventeurs et par ailleurs fort pertinente. Dans l’essai, les auteurs insistent souvent sur le fait que les usages concrets d’un objet ou d’une technologie diffèrent souvent de ceux que leurs concepteurs ambitionnaient pour eux, et le design fiction permettrait justement de mieux anticiper la façon dont les innovations seront concrètement reçues et appropriées. Mais ils n’ont pas appliqué ce précepte à leur invention la plus réussie : le design fiction lui-même.

Le Near Future a généré une créature de Frankenstein, s’échappant du Laboratory pour suivre un parcours certes rebelle et hétéroclite, mais foisonnant et stimulant. Hasard ou coïncidence, beaucoup de théoriciens de la science-fiction considèrent le Frankenstein de Mary Shelley (1818) comme la première véritable œuvre du genre. Tout dépend de la définition qu’on lui donne, car ses contours sont flous et changeants, à l’instar d’ailleurs de ceux du design fiction : sa définition aussi tend à différer en fonction des acteurs qui la formulent. C’est bien là tout le problème du design fiction, mais aussi toute sa richesse : il s’agit d’un concept aussi séduisant et inspirant que malléable, dont l’esprit dépasse désormais la lettre. Avoir généré un tel monstre relève déjà en soi d’une prouesse qu’il faut saluer — il n’en surgit pas un pareil tous les quatre matins. Reste que pour mieux se repérer dans ce foisonnement design-fictionnel, la consultation de la recette originale est recommandée.

  1. Voir la page Julian Bleecker du NFL.

#Design fiction #Prospective #Science-fiction #Science. Recherche. Méthodologie