Sécheresses, épisodes caniculaires, mégafeux, les phénomènes météorologiques extrêmes se multiplient… Simultanément, l’eau devient plus rare, notamment en période estivale où se concentre l’essentiel des besoins (irrigation, eau potable et autres usages de l’eau). Alors que la baisse probable des débits moyens annuels des cours d’eau devrait atteindre 10 % à 40 % dans les prochaines décennies, les techniques de réutilisation des eaux usées traitées (REUT) font l’objet d’une attention renouvelée des pouvoirs publics qui ont défini, en juin 2019, un objectif de triplement des capacités nationales à l’horizon 2025. Reste que la France peine à rattraper son retard. En 2019, Futuribles s’était penché sur les enjeux et défis à relever ; depuis, la situation hydrique s’est aggravée et certaines communes françaises connaissent de réelles pénuries d’eau. Il est donc utile d’évoquer le bilan des actions entreprises. Où en sont les efforts pour lever les obstacles réglementaires et techniques ? Jérôme Harmand, animateur du réseau REUSE de l’INRAE, et Bruno Molle, conseiller de l’European Irrigation Association (EIA), répondent aux questions de Futuribles.
Avec seulement 0,6 % des eaux usées traitées réutilisées en 2019, la France était jugée très en retard sur ses voisins (8 % en Italie et 14 % en Espagne). Le plan Eau lancé cet été par le gouvernement a pour objectif de parvenir à 10 % en 2030. Mais la réglementation nationale est souvent désignée comme un frein, et des débats existent quant à la pertinence de réutiliser les eaux usées qui servent aussi au maintien des étiages des cours d’eau. Quelle est votre analyse en la matière ?
Jérôme Harmand : Poser un objectif chiffré à un horizon assez proche (ici 10 % en 2030) donne certes une impulsion pour améliorer les choses, mais peut aussi poser problème car on se trouve alors dans une situation d’urgence, qui détourne d’une réflexion de plus long terme, plus systémique. Le risque est de se cantonner à appliquer ce que l’on sait faire, sans remettre fondamentalement en cause l’ensemble des savoirs et donc des possibilités en matière de retraitement des eaux usées — par exemple, opter pour une approche très technologique, potentiellement très consommatrice d’énergie…
Par ailleurs, du point de vue réglementaire, le principal problème est que les textes récents restent dans la droite ligne de la définition de la REUT que nous avons en France, qui pose comme condition préalable de disposer « d’eaux usées traitées », donc uniquement disponibles en sortie de station d’épuration. De ce fait, la REUT reste cantonnée à un champ d’application restreint.
Mais le sujet est complexe puisque, effectivement, on entend souvent l’argument selon lequel il est indispensable de limiter la réutilisation des eaux usées à des situations dans lesquelles l’eau en sortie de station n’est pas nécessaire au maintien des étiages des rivières. C’est oublier un peu vite que s’il est des contraintes en aval, un mètre cube d’eau réutilisé est un mètre cube non mobilisé, et donc épargné pour la ressource… Cet argument sur les étiages peut aller à l’encontre de mesures de sobriété qui sont pourtant mises en avant régulièrement. Dans les habitations, on peut assez facilement collecter l’eau des douches et les utiliser pour les toilettes. Cette simple mesure entraînerait une diminution de 10 % à 15 % de l’eau consommée annuellement par une famille de quatre personnes.
Bruno Molle : Pour compléter ce point, il est vrai, et il faut le rappeler, que dans pas mal de situations et de zones arides, les rejets des stations d’épuration contribuent fortement au maintien de l’étiage. Les agences de l’eau ont bien compris cet enjeu et ne donnent leur aval à des projets de REUT que si ceux-ci apportent la preuve qu’ils permettent, grâce à leur REUT, une substitution de prélèvement d’eaux de bonne qualité.
J.H. : Mais côté réglementation, les choses avancent un peu. Ainsi, dans les derniers décrets consacrés à la REUT, on trouve les évolutions suivantes : au lieu de définir les usages autorisés, le décret du 26 mars 2022 précise ceux qui ne le sont pas ; autrement dit, il étend de facto les usages des eaux usées jusque-là explicitement autorisés (irrigation agricole, irrigation des espaces verts…) à de nouveaux usages comme le nettoyage des réseaux, des rues ou des véhicules de ramassage des ordures, etc., tout en simplifiant la procédure d’autorisation. Ceci constitue une avancée non négligeable. Pour obtenir cette autorisation de nouveaux usages des eaux usées traitées, il est nécessaire de fournir un dossier technique qui prouve que ces utilisations ne présentent aucun danger pour la santé humaine et pour l’environnement. Ce dossier doit démontrer que les eaux usées traitées ne causeront pas de problèmes sanitaires ni de dommages à l’environnement lorsqu’elles seront utilisées à des fins spécifiques, comme le nettoyage de véhicules, et il nécessite un travail important sur l’établissement de normes de qualité pour chaque usage [1]. Enfin, le ministère de la Transition écologique a annoncé, le 18 août 2023, la publication d’un décret, effective le 29 août, visant à simplifier les procédures administratives pour favoriser la réutilisation des eaux usées en France. Par rapport à la version initiale du texte (de mars 2022), afin de limiter au maximum les freins aux projets de réutilisation, on note que l’avis conforme de l’autorité régionale de santé est abandonné, de même que la limitation de l’autorisation préfectorale à cinq ans.
En 2020, l’Union européenne (UE) s’est dotée d’un règlement visant à faciliter la REUT, en particulier pour l’irrigation agricole (hors espaces verts). Ce texte est entré en vigueur récemment, en juin 2023. Peut-il changer la donne ?
J.H. : Non, je dirais qu’après l’adoption du règlement de la Commission européenne sur la REUT, il existe, au contraire, une pression supplémentaire avec la mise en place de nouveaux freins réglementaires. Si le recours aux eaux usées est présenté comme étant facilité par ce règlement, dans les faits, les normes sanitaires imposées sur les bactéries sont beaucoup plus strictes dans le règlement européen que dans les textes qui régissaient jusqu’alors la REUT en France.
B.M. : Effectivement, la tendance n’est pas vraiment à la levée des barrières réglementaires. On observe plutôt la réglementation européenne prendre le pas progressivement sur la réglementation nationale ; et elle la renforce, en la rendant plus stricte, allant même jusqu’à exiger des qualités d’eau pour la REUT supérieures à celles exigées pour une bonne eau de baignade (par exemple sur la bactérie E.Coli). Elle impose par ailleurs, à court terme (2025), de mettre les installations existantes en conformité.
En 2020, l’Union européenne (UE) s’est dotée d’un règlement visant à faciliter la REUT, en particulier pour l’irrigation agricole (hors espaces verts). Ce texte est entré en vigueur récemment, en juin 2023. Peut-il changer la donne ?
J.H. : Non, je dirais qu’après l’adoption du règlement de la Commission européenne sur la REUT, il existe, au contraire, une pression supplémentaire avec la mise en place de nouveaux freins réglementaires. Si le recours aux eaux usées est présenté comme étant facilité par ce règlement, dans les faits, les normes sanitaires imposées sur les bactéries sont beaucoup plus strictes dans le règlement européen que dans les textes qui régissaient jusqu’alors la REUT en France.
B.M. : Effectivement, la tendance n’est pas vraiment à la levée des barrières réglementaires. On observe plutôt la réglementation européenne prendre le pas progressivement sur la réglementation nationale ; et elle la renforce, en la rendant plus stricte, allant même jusqu’à exiger des qualités d’eau pour la REUT supérieures à celles exigées pour une bonne eau de baignade (par exemple sur la bactérie E.Coli). Elle impose par ailleurs, à court terme (2025), de mettre les installations existantes en conformité.
Que faudrait-il faire pour améliorer la situation ?
J.H. : pour avancer vers une normalisation, il faudrait repenser entièrement le statut de l’eau, afin de permettre la réutilisation de toutes les eaux, moyennant des traitements spécifiques pour chaque usage. Cette nouvelle définition aurait le mérite de faire sortir la REUT d’un statut à part et de l’inclure dans le champ des outils à mettre en œuvre pour améliorer l’économie circulaire de l’eau. Elle nécessite toutefois un travail très important sur les normes de qualité qui devraient s’appliquer en fonction de chaque usage. Or, ces réflexions restent très timides en France, notamment en raison du poids prépondérant des avis rendus par les agences de santé.
B.M. : La réglementation devenant beaucoup plus stricte, nous devons nous préoccuper des moyens d’y être moins exposés. Un point doit, à mon sens, retenir une attention particulière : cette réglementation se focalise sur les pollutions bactériennes et virales principalement, or celles-ci sont différentes en fonction des effluents ; une séparation de ces effluents à la source (eaux grises, eaux jaunes, eaux noires), à l’instar du tri des déchets ménagers, permettrait une réutilisation facilitée et la mise en œuvre d’une économie circulaire des effluents significativement plus performante. Il permettrait, en particulier en zone rurale, de valoriser l’azote et le phosphore particulièrement présents dans ces eaux. Or, ces nutriments coûtent cher à l’achat pour les agriculteurs, mais pas seulement : l’azote a aussi un coût énergétique important lorsqu’il s’agit de l’éliminer en station d’épuration ou de le produire pour en faire des fertilisants, et le phosphore est produit dans des mines, avec un pic de production qui pourrait être atteint avant 2050.
Les coûts des investissements nécessaires à la REUT, notamment en termes de désinfection et d’installation de réseaux de distribution, sont souvent perçus comme prohibitifs, notamment en milieu rural. Quelle technique faudrait-il retenir ou développer, en particulier ?
J.H. : Parmi les différentes solutions possibles, l’un des groupes de travail de l’ASTEE (Association scientifique et technique pour l’eau et l’environnement) recommande, dans les zones rurales, la recharge de nappes, une technique qui consiste à réinjecter les eaux usées traitées dans les nappes souterraines. Les apports de cette technique pour l’agriculture pourraient être majeurs, car avant d’être réinjectées dans les nappes, les eaux usées subissent un traitement avancé, ce qui peut entraîner une amélioration de la qualité de l’eau souterraine. Une meilleure qualité de l’eau peut être bénéfique pour l’irrigation, car elle réduit le risque d’apport de contaminants aux cultures. Une autre piste pour l’agriculture est d’utiliser l’eau traitée au plus près des lieux de rejet, avec des systèmes adaptés (on parle de systèmes décentralisés de traitement) : le principal obstacle à lever est de savoir comment traiter les eaux de manière à enlever les composés indésirables tout en conservant les nutriments, ce qui apparaît encore compliqué aujourd’hui…
B.M. : La question des micropolluants, comme celle de leurs produits de dégradation, est présente ici aussi et commence à préoccuper les décideurs. De nombreux travaux sont en cours pour comprendre leur comportement dans le sol, voire leur passage dans les plantes, et se heurtent aux problèmes posés par les très faibles concentrations en jeu. Les essais conjoints de l’INRAE et HSM (HydroSciences Montpellier) montrent cependant que la barrière biologique demeure efficace contre certains de ces polluants.
Existe-t-il des exemples à l’étranger — des pays dont la situation serait comparable et ayant investi dans ce domaine — dont la France pourrait s’inspirer pour améliorer la réutilisation de ses eaux usées ?
J.H : Il faut bien être conscient que c’est avant tout la nécessité et le pragmatisme — là où la ressource se fait rare — qui poussent la réutilisation des eaux usées. Ainsi, de nombreux pays sont confrontés à un déficit d’eau chronique qui les a amenés, très tôt, à réutiliser leurs eaux usées. Selon la situation économique des pays, les approches mises en œuvre peuvent être très différentes : très technologique dans les pays développés (États-Unis, Israël, Singapour…) ; nettement moins poussée dans les pays en développement (par exemple au Maghreb). Dans les faits, quel que soit le pays considéré, à l’exception de quelques très rares cas de graves dysfonctionnements, les retours d’expérience sont très positifs. On ne note surtout quasiment aucun exemple de contamination humaine par des pathogènes qui proviendraient de l’eau réutilisée. Il est frappant que les réglementations récentes, comme celle que l’Europe vient d’adopter, ne tiennent pas davantage compte de ces retours d’expérience et continuent à exiger des normes aussi strictes, à un moment où il existe une volonté affichée par de nombreux pays de procéder à une uniformisation des réglementations. La récente étude du COSTEA (Comité scientifique et technique eau agricole) sur la gouvernance et la réglementation applicables dans le domaine de la réutilisation des eaux usées en agriculture, dans six pays aux situations hydriques très contrastées, met en évidence une grande disparité d’approches.
Ce benchmarking conduit les auteurs du rapport à préconiser que la réutilisation — au sens d’une promotion de la circularité de l’eau — soit intégrée à la gestion de l’eau dans son ensemble, et en particulier aux nécessaires mesures de sobriété ou encore aux nouveaux schémas de l’eau en ville (comme la séparation à la source). Ceci afin d’éviter que des effets néfastes, comme la mal-adaptation des agricultures, finissent par amplifier la raréfaction des ressources en eau et diminuer leur qualité. Pour répondre à ces enjeux, plusieurs initiatives sont en cours. Par exemple, en collaboration avec la SCP, les universités d’Aix-Marseille, de Perpignan et de Sfax, nous lançons des travaux de recherche sur le droit de la réutilisation des eaux usées, avec comme objectifs de faire un état des lieux, d’imaginer une réglementation intégrée promouvant la circularité de la ressource pour le futur et d’identifier la ou les trajectoires permettant d’atteindre la situation projetée à partir de la situation européenne actuelle.
B.M. : Rappelons que, pour le moment, la réglementation française se concentre sur un traitement unique qui satisfasse tous les usages, donc le plus exigeant. Ce genre de règle retire l’ensemble de ses responsabilités au maillon final de la chaîne, celui qui irrigue. Elle mériterait d’être réfléchie ou adaptée, par exemple pour éviter d’arroser un fourrage avec une eau de qualité A ou B, là où la qualité C est suffisante. Ce qui présente, en outre, l’intérêt de conserver beaucoup plus de nutriments et donc d’aller vers une économie circulaire bien plus performante.
Propos recueillis par Stéphanie Debruyne et Morgan Paglia
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L’arrêté du 28 juillet 2022 relatif au dossier de demande d’autorisation d’utilisation des eaux usées traitées précise comment évaluer les risques dans le dossier de demande d’autorisation de réutilisation. ↑