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Les Citoyens qui viennent. Comment le renouvellement générationnel transforme la politique en France

Analyse de livre

Voici un livre qui devrait passionner tous les sympathisants de Futuribles et plus largement tous ceux qui réfléchissent sérieusement aux futurs de notre société. C’est une reprise très intelligente et très accessible d’un travail universitaire, montrant que la science politique n’a pas assez pris en compte les changements sociaux et politiques liés au renouvellement générationnel. « La thèse principale de cet ouvrage est que les cohortes transforment la politique en France » (p. 3). On a trop souvent insisté sur l’effet de l’âge ou du cycle de vie, sans voir que les valeurs politiques de chaque génération ou cohorte restent assez stables au fil de la vie. Chaque cohorte est souvent sensible à des effets de période (l’air du temps) mais peu à des évolutions liées au cycle de vie (selon qu’on est jeune, inséré dans la vie adulte ou retraité).

TIBERJ Vincent, « Les Citoyens qui viennent. Comment le renouvellement générationnel transforme la politique en France », Presses universitaires de France, Le Lien social, février 2017, 281 p.

Vincent Tiberj mobilise pour cette analyse les grandes enquêtes électorales françaises mais aussi les enquêtes internationales sociopolitiques (notamment les European Values Studies, les European Election Studies, les Eurobaromètres) depuis les années 1970, et les sondages annuels de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Ce qui lui permet à la fois de reconnaître l’intérêt des thèses de Ronald Inglehart sur le postmatérialisme et d’en critiquer certains aspects [1].

Il distingue trois cultures générationnelles assez différentes : celle des personnes nées avant-guerre dans un contexte de faible développement économique ; la génération du baby-boom, née entre 1940 et 1960, qui a grandi dans l’optimisme des Trente Glorieuses ; et les postbaby-boomers arrivés à l’âge adulte à partir des années 1980, qui n’ont connu que la crise économique.

Le vocable de génération tend à expliquer les caractéristiques de chaque génération par les grands événements qui ont marqué sa période de socialisation, alors que celui de cohorte permet de mieux prendre en compte les « processus de basse intensité », c’est-à-dire les évolutions lentes liées notamment aux transformations de la société. L’auteur retient plusieurs évolutions sociologiques majeures : le développement du niveau scolaire qui oppose fortement les jeunes et les vieilles cohortes, l’affaiblissement des croyances religieuses, la montée de la diversité ethnique, l’évolution de la situation des femmes, la transformation des emplois et leur précarisation.

Ces changements ont bien sûr eu des effets sur le rapport au politique. À côté du modèle du citoyen apathique et du citoyen engagé, on voit se développer aujourd’hui un troisième modèle, celui du citoyen distant, critique à l’égard des hommes politiques mais avec un certain intérêt pour la chose publique, qui considère le vote comme un droit beaucoup plus que comme un devoir. L’intérêt pour la politique est le plus développé dans les générations du baby-boom, les générations des postbaby-boomers étant plus souvent déçues de la politique, mais capables d’en discuter et prêtes à se mobiliser et s’exprimer lorsqu’elles le jugent utile.

On est passé d’une culture de la déférence politique à une fréquente critique des gouvernants. Les citoyens sont nettement moins attachés aux partis politiques et, lorsqu’ils se sentent proches de l’un d’entre eux, sont cependant sensiblement plus distants. C’est tout particulièrement le cas chez les postbaby-boomers, qui ont moins besoin de la médiation des partis pour s’orienter en politique. Du coup, ces jeunes générations ont un spectre de votes possibles plus large que leurs aînées.

Ces jeunes générations sont celles où on dénombre le plus d’électeurs conjoncturels, qui vont voter à une élection et pas à l’autre. Il y a peu d’écart générationnel dans la participation électorale aux élections présidentielles, mais beaucoup lors des élections intermédiaires, sur des enjeux locaux ou européens. Dans les jeunes générations, beaucoup ne semblent plus sensibles à ces enjeux politiques pourtant importants.

Du côté des générations plus âgées (nées avant-guerre et baby-boomers), on observe un moindre intérêt pour la politique, mais un vote cependant fréquent du fait de l’intégration de la norme du devoir électoral. De leur côté, les postbaby-boomers ne s’expriment par un vote que s’ils le jugent utile : ils ne veulent pas conforter les autorités par leur bulletin s’ils ne croient pas à leurs promesses, mais ils peuvent éventuellement manifester autrement que par le vote leurs sentiments politiques (dans la rue, en pétitionnant ou en boycottant). La démocratie n’est donc pas en crise mais elle se transforme.

L’auteur montre que les valeurs ont profondément évolué en France, avec une forte baisse du conservatisme culturel. Plus on appartient à une génération récente, moins on est conservateur, mais on observe aussi que les générations âgées ont bougé au cours de leur vie, devenant plus tolérantes. Ceci est vrai pour ce qui touche aussi bien la permissivité des mœurs que la xénophobie, celle-ci étant cependant très sensible à des effets de période, certains événements pouvant produire une poussée d’intolérance, ce qui tiendrait à l’ambiguïté de certains individus entre valeurs ouvertes et fermées.

Dans le domaine socio-économique, les valeurs semblent plus stables sur le long terme, même si on observe aussi des variations conjoncturelles, selon une logique dite thermostatique : lorsque la gauche est au pouvoir, les demandes d’égalité sociale baissent, mais elles remontent quand la droite est aux affaires. Ce qui indique une certaine variabilité des valeurs exprimées dans les enquêtes d’opinion selon des effets de contexte : les valeurs ne sont pas toutes immuables ou pérennes. Surtout, il y a peu d’écart sur ce type de valeurs entre les cohortes jeunes et âgées. Autrement dit, la demande d’État et d’égalité socio-économique reste élevée chez les jeunes.

Les cohortes de naissance ont aussi des différences d’orientation politique : les générations nées entre 1931 et 1950 sont sensiblement plus orientées à gauche, toutes choses égales par ailleurs. Et les postbaby-boomers, qui ne sont pas moins politisés que leurs devanciers, sont plus souvent non alignés (ils ne se situent pas sur l’échelle de classement allant de la gauche à la droite dans les enquêtes), ce qui confirme leur distance vis-à-vis de la politique institutionnelle. Le placement sur une échelle gauche-droite est aussi sensible à des effets de période, ce qui est encore davantage vérifié pour les votes. On observe d’ailleurs également, sur les votes, des choix plus fréquents pour la gauche dans les jeunes générations, sans tendance à devenir plus conservateur en vieillissant. Ce qui montre que les « années d’impression », autrement dit de socialisation aux valeurs, continuent longtemps après d’avoir de l’impact sur les individus et à les différencier selon leur cohorte de naissance.

Ce livre est très riche et comporte de nombreux tableaux statistiques qui ont permis d’élaborer les conclusions que l’on vient de présenter. Il pourrait se prolonger, au-delà de l’analyse scientifique, pour s’interroger sur les politiques à mettre en œuvre si on veut agir sur le futur tel qu’il s’annonce. Comme le note l’auteur, on s’inquiète aujourd’hui beaucoup du vieillissement de la société française, alors qu’il faudrait plutôt réfléchir aux questions posées par les transformations politiques et sociales générées par les cohortes nouvelles. La culture de l’autonomie et du citoyen distant doit-elle être encouragée ou freinée ? Son développement peut-il entraîner des problèmes de cohésion sociale en France, mais aussi en Europe occidentale, dont on sait par les enquêtes sur les valeurs des Européens qu’elle est aussi affectée par les mêmes évolutions générationnelles ?


[1] Inglehart Ronald, Culture Shift in Advanced Industrial Society, Princeton : Princeton University Press, 1990.

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