Dans ce deuxième livre, la Red Team — un projet lancé par le ministère français des Armées et l’université PSL qui imagine les menaces de demain via le design fiction — propose deux scénarios issus de la saison 2 de leurs travaux.
Ces scénarios avaient déjà été présentés sur le site Internet de la Red Team et cet ouvrage vient compléter leurs résumés vidéo, ainsi que les différents artefacts (faux articles de journaux, fausses publicités, chaînes YouTube fictives, etc.) que l’on trouve sur le site.
Scénario « Guerre écosystémique »
Le premier scénario décrit une guerre écosystémique : dans un contexte de manipulations biogénétiques croissantes, une guerre bactériologique se déclenche. Les pays utilisent des armes biologiques pour déstabiliser les écosystèmes des zones à conquérir. Géopolitiquement parlant, le monde est divisé en deux blocs : la Ligue hanséatique à l’ouest et la Horde d’or à l’est. Au fil des années, les différents blocs perdent le contrôle de territoires complets rongés par des crises écologiques et sanitaires en cascade. Comment en est-on arrivé là ?
On parle de cinquième révolution industrielle pour caractériser le premier quart du XXIe siècle marqué par une forte appropriation sociale des développements biotechnologiques. Les biotechnologies ont permis de nombreux progrès dans la santé, mais aussi dans l’agriculture avec des techniques d’avantages sélectifs appliqués aux végétaux permettant notamment l’adaptation à des changements climatiques brutaux. On modifie également les insectes pour leur donner des propriétés intéressantes pour les cultures, puis on finit par réfléchir à la modification humaine avec, par exemple, l’induction d’une hypersomnie sur plusieurs générations dans le but de modifier la productivité d’une population. Toutes ces modifications sont marquées par une irréversibilité, avec des conséquences parfois indésirables pour les écosystèmes.
Entre 2025 et 2050, la démocratisation des outils d’intervention sur la matière biologique a bouleversé les sociétés civiles et militaires. Désormais, un individu lambda peut acheter un DNA printer (une imprimante à ADN [acide désoxyribonucléique]) pour effectuer ses propres expériences. L’imprimante à ADN est au début du XXIe siècle ce que l’ordinateur personnel fut à la fin du XXe siècle. On parle alors de biolibéralisme.
Les années 2050 sont le témoin des conséquences désastreuses du biolibéralisme. L’opinion publique se divise sur le « bricolage du vivant » et on voit apparaître de nouveaux métiers comme les écomédiens qui étudient les impacts de l’environnement sur la santé. En effet, les liens forts entre santé et environnement ont rendu nécessaire l’acquisition de compétences supplémentaires par les médecins en matière d’agronomie et d’environnement. Dans le domaine militaire, il devient difficile de réguler l’usage des armes biologiques, et les différents concepts élaborés dans les années 1970-1990 deviennent inopérants.
On assiste, dans ce scénario, à un changement de paradigme total en matière militaire dans la mesure où l’ennemi n’est pas identifié, souvent non identifiable, voire il n’y a pas d’ennemi à proprement parler puisque c’est l’environnement qui a été rendu nocif au fil du temps, sans volonté de nuire. Apparaît alors dans la doctrine militaire le concept de guerre sans cause.
Ce scénario est complété par des interventions d’experts sur les techniques de découpage de l’ADN, sur l’utilisation des armes biologiques dans l’Histoire et sur l’altération du milieu géographique en temps de guerre. Ce scénario est d’autant plus intéressant qu’il aborde une thématique très peu étudiée dans le domaine militaire, celle des armes biologiques, puisque les armées ont, par convention internationale, un engagement à ne pas explorer ces risques pour ne pas les alimenter.
Scénario « Après la nuit carbonique »
Le second scénario, appelé « Après la nuit carbonique », raconte comment des mégafeux, ayant dévasté une grande partie du globe à l’été 2035 et plongé la Terre dans la pénombre pendant plusieurs jours, ont déclenché une prise de conscience mondiale et conduit à une décarbonation massive de la planète, avec de lourdes conséquences sur l’appareil militaire et les conflits. Comment en est-on arrivé là ?
Ce deuxième scénario est introduit par une intervention de Greg de Temmerman, directeur du think-tank Zenon Research, sur les ruptures possibles dans le domaine de l’énergie. Il mentionne trois ruptures majeures : la question du stockage de l’énergie avec la création d’une batterie à très haute densité énergétique, les progrès en matière de carburants de synthèse et la fusion nucléaire. Il rappelle que la transition énergétique va nous faire passer d’un système basé sur la combustion d’énergies fossiles à un système intensif en métaux dont la Chine contrôle une bonne partie de la chaîne d’approvisionnement.
Le scénario débute donc en 2035. La situation écologique mondiale est catastrophique. Sur le plan énergétique, les ressources en énergies fossiles sont épuisées. Leur extraction est de plus en plus coûteuse et polluante. La pénurie énergétique se mêle à l’éco-anxiété. L’été 2035 est marqué par des températures records qui entraînent des incendies dégénérant en un mégafeu qui va durer plus de deux mois. À l’automne 2035, des nuages de cendres et de suie recouvrent la planète et provoquent une prise de conscience mondiale. À partir de là, chaque dépense énergétique, à tout niveau, est mesurée. Des domaines comme les télécommunications ou le spatial sont hautement régulés.
Dans le domaine militaire, les équipements, les entraînements et les armes évoluent en un temps record pour s’adapter à ce nouveau contexte. La contrainte énergétique est au cœur des apprentissages militaires. Pour les opérations militaires, le ministère des Armées et le ministère de l’Énergie et de l’Écologie maintiennent des échanges constants sur la quantité d’énergie à déployer en fonction de la mission.
Pour conclure…
Ce nouvel exercice de la Red Team est tout aussi passionnant que les précédents. Avec cette initiative, le ministère des Armées a réussi à faire de la sortie des scénarios de la Red Team, un rendez-vous prospectif à ne pas manquer.
Il faut toutefois avoir en tête, et les auteurs le rappellent en préambule, que ce livre n’a pas vocation à être un ouvrage de science-fiction destiné à un public hétérogène. Même si les deux scénarios sont allégés pour une diffusion large et débarrassés de leurs éléments confidentiels, le but est tout de même de parler à des gens formés à la conduite d’opérations de conflit. L’essentiel de la narration se concentre sur le descriptif de deux opérations militaires, et le livre comporte donc des passages très techniques et détaillés de situations de combat. L’utilisation de pays et d’adversaires fictifs rend aussi parfois difficile la compréhension des différents enjeux.
Enfin, on ne peut qu’aller dans le sens d’Alain Fuchs et de Cédric Denis-Rémis qui rédigent la préface de cette saison 2, et prôner la multiplication d’initiatives telles que la Red Team dans d’autres domaines et dans d’autres ministères comme ceux de la Santé ou de la Transition écologique.