John von Neumann (1903-1957) a peu écrit sur sa vision du devenir du monde. Ses contributions à la science et à la technique couvrent un vaste éventail de disciplines allant des fondements mathématiques de la physique quantique à la théorie des jeux appliquée à l’économie et à l’analyse théorique des automates et des machines numériques. Leur extraordinaire diversité, à laquelle seule la rigueur mathématique confère une unité, et leur austérité expliquent peut-être que cette puissante intelligence n’ait pas obtenu les mêmes reconnaissances académiques et la même notoriété universelle que d’autres.
Dans ce texte de circonstance, curieux mélange de pessimisme rationnel et d’optimisme volontaire, il identifie un conflit global entre l’évolution technologique et la survie de l’humanité. Il ne s’agit nullement d’un nouvel avatar de la pensée malthusienne ni d’une première expression des craintes actuelles concernant la déstabilisation de l’environnement planétaire. Le propos de von Neumann ne concerne pas une interaction physique – épuisement des ressources ou pollution globale – entre le système technique et son environnement planétaire; il concerne le « conflit total » qui se développe entre le morcellement géopolitique et la tendance de la technologie à affecter le monde dans sa globalité. La crainte de l’holocauste nucléaire, qui a pesé sur toute une génération, n’est sans doute pas étrangère à cette interrogation sur le risque de destruction que l’évolution technique fait peser sur l’humanité. Mais le propos est beaucoup plus large. Il évoque, dans toute sa généralité, l’instabilité potentielle qu’engendre l’interaction entre le développement technique et le système politique, entre des techniques dont la portée est globale et des structures institutionnelles ancrées dans la géographie.
À l’appui de son propos, John von Neumann esquisse, avec un bonheur inégal, un scénario des évolutions futures du système technique. La compétitivité économique des réacteurs nucléaires comme source d’énergie est correctement appréciée mais le blocage de leur déploiement par la réaction sociale est absent de sa vision tout comme le problème des déchets. Quant à la domestication de la fusion et à la maîtrise de la transformation de l’énergie par d’autres voies que le cycle thermodynamique, ils appartiennent encore à un futur qui semble plus distant que le sien.
L’alchimie nucléaire n’a pas acquis l’importance qu’il lui assigne; elle est devenue un puissant outil d’expérimentation mais n’a guère pénétré dans le domaine de la production, sinon par le détour involontaire des déchets nucléaires.
La généralisation des calculateurs et des automatismes fondée sur la multiplication des composants solides est sans doute l’élément de ce scénario prospectif qui est le plus conforme à la réalité présente. Quant au changement du climat qui occupe une place importante, largement cohérente avec l’acuité de nos préoccupations actuelles, John von Neumann n’a nullement anticipé qu’il s’agirait non de le provoquer mais de le contenir.
Cependant, l’intérêt de ce texte ne réside pas pour l’essentiel dans un scénario prospectif ni meilleur ni pire que beaucoup d’autres. Il réside dans l’identification d’une menace dont la nature et l’unité sont encore mal perçues : la menace d’instabilité que recèle l’incohérence croissante entre l’expansion technique et un monde tout à la fois fini et sous-organisé. Il réside aussi dans une réflexion pragmatique sur les moyens, pour l’humanité, de survivre à ce conflit.
André Lebeau
Pouvons-nous survivre à la technologie ?
Cet article fait partie de la revue Futuribles n° 244, juil.-août 1999