Même s’il n’existe pas de recensement officiel, une trentaine de monnaies locales complémentaires (MLC) seraient aujourd’hui en circulation en France, et autant sont en projet. On en compterait 5 000 dans le monde et leur nombre serait en hausse depuis le début des années 2000, notamment depuis le début de la crise économique qui a accru la méfiance envers les monnaies officielles [1].
Ces monnaies suscitent un engouement croissant mais sont encore peu étudiées, surtout par les pouvoirs publics. D’où l’intérêt d’un récent rapport publié sur ce sujet par le ministère du Logement, de l’Égalité des territoires et de la Ruralité, qui s’appuie sur une trentaine de contributions d’acteurs et d’experts [2].
Les monnaies locales sont des monnaies complémentaires à la monnaie légale, mais qui ne sont pas reconnues par le gouvernement national, et sont utilisées sur une zone géographique très limitée (un quartier, une ville, une région…). Le rapport identifie quatre types de monnaies locales, qui peuvent parfois se combiner :
1) Les monnaies affectées, qui cherchent à promouvoir certains comportements par des entreprises ou des territoires.
2) Les monnaies locales thématiques, destinées à favoriser certaines activités (la transition énergétique, la formation, l’alimentation…) ou certaines catégories de population (souvent les plus précaires). Elles sont souvent établies à un niveau régional. Par exemple, les régions Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon expérimentent le lancement de leur monnaie numérique, l’occito [3]. Elles envisagent de mettre en circulation l’équivalent de 100 euros par habitant en occitos, afin de financer des projets relevant du développement durable (à taux zéro), notamment la rénovation énergétique des logements.
3) Les monnaies tournées vers les échanges interentreprises, qui permettent de mettre en place des systèmes de crédit pour compenser le manque de liquidités de certaines structures (surtout les plus petites). Des écosystèmes locaux peuvent ainsi être créés, qui renforcent les relations entre les acteurs du territoire.
4) Les monnaies locales complémentaires classiques (MLC).
Elles sont souvent porteuses de valeurs sociales et écologiques qui se manifestent dans la valorisation de certains biens et services du territoire. Elles sont utilisables sous forme de billets qui peuvent être acquis en échange d’euros (un euro pour une unité de MLC). Elles peuvent être dépensées uniquement dans un réseau de commerces partenaires et sont souvent fondantes (leur valeur diminue avec le temps, pour décourager l’épargne).
Les projets de MLC considèrent que la monnaie n’est pas juste un moyen d’échange, mais un « ciment » pour les sociétés, qui peut contribuer à renforcer leur cohésion sociale. Elles poursuivent trois objectifs principaux :
– relocaliser les transactions en dépensant les revenus locaux pour des produits eux-mêmes locaux (et ainsi constituer des circuits courts) ;
– favoriser les échanges économiques et la circulation des richesses plutôt que leur accumulation et leur concentration ;
– orienter les pratiques des consommateurs pour qu’elles soient plus respectueuses des principes du développement durable ; la monnaie devient alors un levier de changement des comportements quotidiens.
Par ailleurs, les projets de MLC poursuivent une ambition plus globale de démocratisation de la monnaie pour qu’elle soit réappropriée par ses utilisateurs et ainsi accroître la « biodiversité monétaire ». Les MLC reposent donc sur des logiques différentes des cryptomonnaies ou monnaies virtuelles, qui n’ont d’ailleurs pas été étudiées par la Mission [4]. Elles sont plus répandues que ces dernières, en France, et ont un potentiel de développement et d’impact plus élevé, selon le rapport.
La majorité des MLC sont lancées par des associations déjà existantes ou qui sont créées à cette occasion. Une association d’habitants de la ville de Toulouse a ainsi mis en circulation, en 2011, le sol-violette [5], qui reçoit un soutien financier de la mairie. Les MLC peuvent aussi être initiées par les pouvoirs publics locaux : par exemple, le conseil général d’Ille-et-Vilaine est à l’origine de la monnaie galléco.
Les MLC se développent aussi dans les autres pays européens : on en compte 60 en Allemagne, 70 en Espagne et en Grèce, et leur nombre a explosé depuis 2008. Et certaines collectivités font figure de pionnières : le maire de la ville britannique de Bristol, engagé dans une démarche de transition, se fait verser l’intégralité de son salaire en « livres Bristol » (Bristol pounds [6]).
Les monnaies complémentaires actuellement en circulation en France sont pour la plupart très récentes et encore peu utilisées et mal connues. Ainsi, la monnaie locale la plus utilisée en France serait, à ce jour, l’eusko au Pays basque. Les entreprises adhérentes s’engagent à privilégier des produits locaux, à réduire leur consommation de ressources et à promouvoir l’utilisation de la langue basque, et les paiements peuvent être effectués par carte bancaire [7]. Elle ne compte que 3 000 utilisateurs auprès de 550 prestataires, pour environ 300 000 euskos en circulation [8]. Au total, les 17 MLC étudiées dans ce rapport concerneraient « potentiellement » 500 000 personnes, dont le profil reste mal connu.
Il est donc difficile, selon le groupe de travail du ministère, de mesurer leur impact, qui devra faire l’objet d’une évaluation spécifique. Elles possèdent néanmoins un potentiel important de mobilisation des différents acteurs du territoire, de relocalisation de certaines activités économiques et de valorisation des circuits courts. Elles peuvent ainsi contribuer à accroître la résilience des territoires face aux crises et aux chocs externes. Les principaux défis pour ces monnaies sont leur fragilité (elles reposent sur des bénévoles et des moyens limités) et la méconnaissance du dispositif, qui menace leur développement et leur pérennité.
Suite à la recommandation de la Mission d’étude, l’article 16 de la loi cadre relative à l’économie sociale et solidaire (ESS) reconnaît les MLC comme titres de paiement si elles émanent d’une initiative de structures relevant des acteurs de l’ESS (tels que définis dans cette même loi). Une section spécifique a été ajoutée dans le code monétaire et financier, ce qui ouvre la voie à l’utilisation de ces monnaies dans le cadre de services publics locaux. Cette reconnaissance légale des monnaies locales complémentaires (une première en Europe) pourrait faciliter leur essor et leur soutien par certains acteurs comme les collectivités locales, les entreprises mais aussi l’État.
La Mission formule ainsi 12 recommandations pour favoriser leur développement. Comme l’explique Bernard Lietaer, l’un des spécialistes des MLC, ces dernières ne constituent pas une « potion magique » mais une manière de repenser le rôle des monnaies dans nos sociétés, en les intégrant dans la réalité des territoires.
[1] Sur ce sujet, voir Désaunay Cécile, « Les monnaies locales peuvent-elles rendre l’économie plus humaine et plus « éthique » ? », Note de veille, 27 décembre 2011, Futuribles International. URL : https://www.futuribles.com/fr/base/article/les-monnaies-locales-peuvent-elles-rendre-leconomi/. Consulté le 4 juin 2015.
[2] Magnen Jean-Philippe et Fourel Christophe, Meunier Nicolas (rapporteur), D’autres monnaies pour une nouvelle prospérité. Mission d’étude sur les monnaies locales complémentaires et les systèmes d’échange locaux, Paris : ministère du Logement, de l’Égalité des territoires et de la Ruralité, 2015. URL : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/154000250.pdf. Consulté le 4 juin 2015.
[3] Site Internet http://www.mipys.net/
[4] Sur ce sujet, voir Désaunay Cécile, « Les monnaies virtuelles au-delà du bitcoin : quelles perspectives ? », Analyse prospective, n° 172, 22 septembre 2014, Futuribles International. URL : https://www.futuribles.com/base/document/les-monnaies-virtuelles-au-dela-du-bitcoin-quelles/. Consulté le 4 juin 2015.
[5] Site Internet http://www.sol-violette.fr/
[6] Site Internet http://bristolpound.org/
[7] Site Internet http://www.euskalmoneta.org/
[8] « Pays basque : l’eusko, première monnaie locale française payable en carte bleue », Sud-Ouest, 2 décembre 2014. URL : http://www.sudouest.fr/2014/12/02/l-eusko-premiere-monnaie-locale-francaise-payable-en-carte-bleue-1755299-4018.php. Consulté le 4 juin 2015.