La blockchain est une technologie de transmission et de stockage d’informations qui garantit des transactions particulièrement sécurisées sans intermédiaire, et peut s’adapter à de nombreuses situations [1]. Mais dans le secteur énergétique, cette technologie suscite autant d’espoirs que de craintes. D’un côté, elle pourrait faciliter la mise en place de réseaux décentralisés d’électricité renouvelable. De l’autre, la consommation d’énergie nécessaire au fonctionnement de la blockchain motive la recherche d’alternatives plus sobres.
La blockchain intéresse de plus en plus les producteurs et les fournisseurs d’électricité, car elle facilite la décentralisation des contrats d’achat-vente, grâce à des smart contracts [2], des processus d’automatisation des flux d’électricité sur le réseau. Ceux-ci pourraient donc faciliter la gestion de réseaux de plus en plus complexes, car impliquant un nombre croissant d’acteurs, de sources de production d’électricité et des échanges multidirectionnels.
Un consortium de 23 entreprises européennes de l’énergie s’est ainsi constitué pour le projet Enerchain, afin de faciliter les échanges d’électricité entre eux grâce à la blockchain [3]. Une organisation internationale, l’Energy Web Foundation, a été créée sur le même principe ; elle compte une trentaine de partenaires, grands groupes et start-ups du secteur énergétique.
Des monnaies électroniques dédiées à ces dispositifs d’échange d’électricité renouvelable voient d’ailleurs le jour, reposant elles aussi sur la blockchain : Solarcoin, Grid+, Power Ledger…
La blockchain pourrait aussi favoriser la décentralisation des réseaux d’électricité eux-mêmes, en facilitant les échanges d’électricité issue d’énergies renouvelables entre particuliers. C’est le concept du projet emblématique de Brooklyn Microgrid, créé en 2016 par Siemens et la start-up L03 Energy pour constituer un réseau local de production et d’échange d’électricité photovoltaïque [4].
En France, Bouygues Immobilier, en partenariat avec Microsoft, Energisme et Stratumn, a lancé dans le quartier Confluences, à Lyon, un projet de blockchain pour smart grid [5], afin de développer l’autoconsommation et les échanges d’électricité entre bâtiments.
Des plates-formes d’échange d’électricité au sein de réseaux décentralisés voient aussi le jour : Power Ledger (Australie), Innogy (Allemagne) ou encore Sunchain (France, Pyrénées-Orientales) [6].
Le foisonnement d’acteurs dans ce domaine démontre en tout cas qu’en dépit des effets d’annonce, la décentralisation des contrats et des réseaux d’électricité peut difficilement se faire sans intermédiaire entre producteurs et consommateurs.
Les smart contracts pourraient aussi théoriquement permettre aux particuliers de changer régulièrement de fournisseur d’électricité, selon les prix pratiqués. C’est le concept de la start-up britannique Electron, qui s’appuie sur la blockchain pour enregistrer à la fois les points d’approvisionnement en électricité et les données de consommation des usagers [7].
Néanmoins, tous les projets du secteur énergétique reposant sur la blockchain relèvent pour l’instant de l’expérimentation et, malgré l’enthousiasme qu’ils suscitent, ils devront prouver dans les années à venir qu’ils sont suffisamment pratiques, bon marché et écologiques pour accompagner les transformations des réseaux électriques.
En particulier, la blockchain est critiquée en raison de la consommation d’électricité qu’elle génère. En effet, elle repose sur un réseau d’une multitude d’ordinateurs qui constituent autant de nœuds. Chaque transaction doit être vérifiée et validée par les nœuds, avant d’être enregistrée dans un bloc, une archive qui va rejoindre le reste de la chaîne (d’où le terme blockchain). Le minage désigne l’action réalisée par certains membres du réseau afin de valider les nouveaux blocs. Pour cela, les mineurs sont mis en compétition et seul celui qui parvient à valider un nouveau bloc est récompensé. Cette activité est donc effectuée simultanément par plusieurs mineurs, des entreprises se consacrent même entièrement au minage et, selon une estimation de l’université de Cambridge, 58 % des mineurs seraient des salariés de sociétés installées en Chine [8]. L’enjeu n’est donc pas uniquement énergétique, il est aussi géostratégique.
Selon le cabinet spécialisé Digiconomist, la consommation totale d’électricité générée par le bitcoin (qui fonctionne grâce à la blockchain) représenterait 65 térawattheures par an, soit autant que celle de la Suisse [9]. Le bitcoin serait déjà responsable de 0,3 % à 0,6 % de la consommation mondiale d’électricité [10]. Ce qui signifie que la blockchain constitue aussi une nouvelle source de croissance pour les acteurs de l’électricité.
L’énergie nécessaire au fonctionnement de la blockchain peut même, dans certains cas, être supérieure à celle achetée. Confrontée à ce paradoxe, une start-up spécialisée dans les achats d’énergie pour les entreprises a récemment lancé une blockchain fonctionnant grâce à de l’électricité renouvelable [11].
Par ailleurs, le nombre de transactions réalisables à chaque instant est limité par la technologie de la blockchain : par exemple, sept par seconde avec le bitcoin, contre 11 000 pour Visa [12]. Et elles peuvent s’avérer très coûteuses (le coût d’une transaction a atteint le record de 50 dollars US début 2018 [13]), sachant que les transactions les mieux rémunérées sont traitées en premier par les mineurs.
En réponse à ces limites de la blockchain, des alternatives commencent à émerger. Ainsi, l’entreprise Chia Network propose de recourir à l’espace de stockage disponible sur les disques durs des ordinateurs de son réseau pour garantir les transactions. Le protocole Lightning consiste quant à lui à ajouter une couche supplémentaire à la blockchain afin de simplifier et d’accélérer le processus de validation. Les transactions sont traitées en grand nombre, et seul leur solde est archivé (et non pas tout le calcul), ce qui permettrait théoriquement de réduire la consommation d’énergie du processus [14]. Le protocole Hashgraph [15] prétend également pallier les lacunes de la blockchain, grâce à un système de calcul moins complexe permettant d’accroître le nombre de transactions par seconde.
L’engouement croissant suscité par la blockchain s’accompagne donc de nombreuses exigences, qui supposeront des adaptations et des personnalisations de la technologie. Il questionne aussi le rôle du gestionnaire du réseau d’électricité, qui reste garant de son bon fonctionnement.
[1] Voir Calay Vincent, « La technologie blockchain : quel impact sur l’économie ? », Analyse prospective, n° 208, 21 décembre 2017, Futuribles International. URL : https://www.futuribles.com/en/document/la-technologie-blockchain-quel-impact-sur-leconomi/. Consulté le 11 juin 2018.
[2] « Nouvelle étude E-CUBE : autoconsommation collective et blockchain. Perspectives sur deux phénomènes émergents et liés », E-CUBE, 20 novembre 2017. URL : http://e-cube.com/fr/?p=1476. Consulté le 11 juin 2018.
[3] Site Internet https://enerchain.ponton.de/
[4] Site Internet http://brooklynmicrogrid.com/
[5] « Bouygues Immobilier s’associe à Stratumn et Energisme pour déployer une blockchain pour smart grid », Bouygues Immobilier, 5 octobre 2016. URL : https://recrute-preprod.bouygues-immobilier.com/fr/communique-de-presse/bouygues-immobilier-sassocie-stratumn-et-energisme-pour-deployer-une. Consulté le 11 juin 2018.
[6] Site Internet http://www.sunchain.fr/
[7] Site Internet http://www.electron.org.uk/
[8] Hileman Garrick et Rauchs Michel, Global Cryptocurrency Benchmarking Study, Cambridge : Cambridge Centre for Alternative Finance, 2017. URL : https://www.jbs.cam.ac.uk/fileadmin/user_upload/research/centres/alternative-finance/downloads/2017-global-cryptocurrency-benchmarking-study.pdf. Consulté le 11 juin 2018.
[9] Voir la page « Bitcoin Energy Consumption Index » de Digiconomist. URL : https://digiconomist.net/bitcoin-energy-consumption. Consulté le 11 juin 2018.
[10] Badkar Mamta, « Bitcoin Energy Demand in 2018 Could Match Argentina – Morgan Stanley », The Financial Times, 10 janvier 2018. URL : https://www.ft.com/content/93b22cb1-0346-38be-bebf-d2e676e19621. Consulté le 11 juin 2018.
[11] Egan Mark, « Vive la Révolution Digitale: A Parisian Suburb Started Testing a Renewable Energy Blockchain », General Electric, 27 mars 2017. URL : https://www.ge.com/reports/vive-la-revolution-digitale-parisian-suburb-started-testing-renewable-energy-blockchain/. Consulté le 11 juin 2018.
[12] Biseul Xavier, « La blockchain est morte, vive Hashgraph ? », Le Journal du Net, 26 mars 2018. URL : https://www.journaldunet.com/solutions/dsi/1207207-la-blockchain-est-morte-vive-hashgraph/. Consulté le 11 juin 2018.
[14] « Technology Meant to Make Bitcoin Money Again Just Went Live », Bloomberg, 15 mars 2018. URL : http://fortune.com/2018/03/15/bitcoin-lightning-network-technology/. Consulté le 11 juin 2018.
[15] Site Internet https://www.hederahashgraph.com/