Revue

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Escape from Model Land

How Mathematical Models Can Lead Us Astray and What We Can Do About It

Analyse de livre

Couverture du livre Escape from Model Land d'Erica Thompson.
La modélisation est devenue un outil d’aide à la décision, elle nous met en garde contre d’éventuelles catastrophes météorologiques, mais elle peut aussi nous égarer et Erica Thomson, mathématicienne et économiste britannique, nous invite dans ce livre à explorer le « pays des modèles » mais aussi à nous en échapper.

Thompson Erica, Escape from Model Land: How Mathematical Models Can Lead Us Astray and What We Can Do About It, Londres : Basic Books, novembre 2022, 256 p.

Couverture du livre Escape from Model Land d'Erica Thompson.

Elle décrit, dans les trois premiers chapitres, ce « pays » où l’on côtoie des probabilités, des prévisions, mais aussi des incertitudes et des risques, car tout n’obéit pas à des lois déterministes. Elle souligne que les modèles sont fondés sur des hypothèses — par exemple, un taux de contamination en épidémiologie — qui peuvent comporter des biais théoriques et sociaux. Ils doivent être utilisés avec prudence et de façon responsable, le modélisateur devant donc s’échapper de ce pays pour prendre du recul. Les modèles mathématiques ont l’avantage de simplifier la réalité afin de la rendre compréhensible et de permettre de prévoir, mais ils ont aussi l’inconvénient de ne pas prendre en compte certaines informations, ils ne représentent donc pas toute la réalité, même si l’augmentation de la puissance des ordinateurs a accru leurs capacités de prévision. On pourrait affirmer que « tous les modèles sont faux, mais que certains sont utiles » si leurs prévisions sont explicables et posent des questions de nature économique, sociale, climatique, sanitaire, etc.

Erica Thompson examine dans le quatrième chapitre les modalités d’évaluation de la qualité des modèles. Les méthodes mathématiques utilisées pour mener cette évaluation sont aussi importantes que les modèles eux-mêmes, des experts étant indispensables pour les mettre au point et en analyser et interpréter les résultats. Les données doivent en effet être vérifiées, ainsi que la fiabilité des probabilités d’événements prévus (elle cite les erreurs de prévision du résultat de l’élection présidentielle de 2016 aux États-Unis, qui donnait Hillary Clinton gagnante, et d’événements météorologiques comme la vague de chaleur de l’été 2003 en Europe). Il faut donc s’interroger sur le choix des variables, l’indépendance des observations et la simplicité des modèles.

L’auteur consacre son cinquième chapitre à montrer que la capacité des modèles à faire des prévisions est certes utile, mais qu’ils seront d’autant plus convaincants qu’ils se traduiront en « récits » du futur — par exemple sur l’avenir de la planète dans la perspective d’un réchauffement climatique — contribuant aux débats préalables à la prise de décision. L’auteur, bien qu’elle ne soit pas une adepte de l’astrologie, fait l’hypothèse qu’historiquement cette discipline, en dépit de ses errements, donnait un cadre pour la prise de décision et l’action — le duc de Milan, Ludovic Sforza, poussait le ridicule jusqu’à attendre que son astrologue lui indique le moment le plus favorable à la moindre action.

Elle estime que bien des prévisions des modèles ne sont pas quantitativement vérifiables, car elles sont souvent fondées sur des hypothèses peu réalistes, mais elle se rallie au jugement du président Eisenhower, commandant les armées alliées lors du débarquement en Normandie : « les plans ne sont pas utiles, mais la planification est indispensable ». Les détails d’un plan élaboré avec un modèle peuvent ne pas être pertinents, mais la planification permet d’élaborer une stratégie.

Les modèles reposent implicitement sur des valeurs qui peuvent introduire des biais, aussi Erica Thompson souligne-t-elle, dans son sixième chapitre, que les modélisateurs ont la responsabilité de les expliciter : les hypothèses, l’origine des données, les spécialisations académiques des experts, les milieux sociaux consultés, etc. Elle procède ensuite, dans trois chapitres, à un examen critique des modèles financiers, météorologiques, climatiques et épidémiologiques. La modélisation mathématique en économie est à la frontière entre les probabilités d’événements quantifiables (des phénomènes récurrents comme tirer à pile ou face) et des possibilités qui ne le sont pas (une rupture technique par exemple), parfois qualifiées de « cygnes noirs ». La crise financière de 2008 a montré que la confiance irraisonnée dans les modèles pouvait être la cause d’une crise. Ceux-ci contribuent à influencer les marchés financiers (le cours des actions), alors que les incertitudes économiques et sociales et les risques peu quantifiables sont nombreux, bien que les régulations des banques et des assurances aient imposé un minimum de directives pour pallier les plus graves. Le social jouant un rôle important dans le monde réel, leur utilisation doit être débattue.

L’atmosphère est un tout autre monde, à la fois compliqué, car il fait intervenir de nombreux phénomènes physiques, et complexe, le prévisionniste manipulant des équations différentielles non linéaires avec de nombreuses variables — température, pression, etc. — et des données dont la connaissance est indispensable pour les résoudre. Les modèles de prévision météorologique ont fortement progressé, grâce notamment à l’augmentation de la puissance des ordinateurs, avec des prévisions à une échelle de quatre-cinq jours. La modélisation a été étendue au climat sur des échelles de temps de plusieurs décennies et avec une dimension socio-économique — l’incidence du réchauffement du climat sur l’économie. Selon l’auteur, la science du climat est un « assemblage cognitif » qui fait intervenir des connaissances scientifiques, des données sociales et économiques — et donc des jugements de valeur — avec des prévisions pour des décisions politiques. Pour tester la validité scientifique des modèles climatiques, Erica Thompson préconise la création d’un organisme international équivalent au CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire) de Genève, ainsi qu’une évaluation de la prise en compte de leur dimension sociale.

La santé publique est un autre domaine où la modélisation joue un rôle important dans la prise de décision, parfois dans l’urgence comme l’a montré, en 2020, la crise sanitaire causée par la Covid-19. Les prévisions des modèles épidémiologiques antérieures à cette crise, lors d’épidémies de grippe, n’ont pas toujours été concluantes et l’opinion publique a reproché aux modélisateurs d’avoir trop souvent crié au loup sans raison. Ceux-ci ont néanmoins rendu d’importants services lors de la crise de 2020 en testant la probabilité de réduire la contagion et celle d’augmenter les chances qu’un individu infecté puisse guérir (par vaccination et traitement). L’auteur estime que la modélisation épidémiologique a contribué à éviter un effondrement total du système de santé britannique — prévu par un modèle pessimiste — et dans d’autres pays. Des jugements de valeur interviennent également, tel le choix des populations à protéger en priorité, par exemple.

La financiarisation des modèles rentre aussi en jeu, car la Banque mondiale a créé un fonds d’assurance pour aider des pays pauvres en cas d’épidémie grave — Ebola, en Afrique, notamment. Les modèles sont donc des « objets frontières » à la limite de l’expertise en santé publique et du politique.

Erica Thompson conclut que si la modélisation est utile car elle fournit un cadre à la prise de décision, avec un « récit » (à condition qu’il ne soit pas unique), il faut en éviter certains biais en s’échappant du pays des modèles — les décisions étant prises dans le monde réel avec ses valeurs et ses contraintes. Son livre arrive à point nommé, après une grave crise sanitaire, alors que le GIEC (Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat) publie une synthèse de ses travaux fondés sur une analyse d’un grand nombre de modèles, et une nouvelle crise bancaire. Il présente une analyse très claire et objective des performances et des limitations de la modélisation, un outil de la prospective à utiliser avec prudence. Tous ceux qui s’interrogent sur les processus de décision le liront avec le plus grand intérêt.

#Modélisation #Prévision (méthode) #Prospective