Cet article est issu d’une tribune, parue en septembre 2017, qui présente la situation de la transition électrique dans quatre pays : l’Allemagne, Espagne, la France et le Japon.
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Quand les transitions électriques des pays européens sont tirées par un impératif de décarbonation, celle du système français doit concilier des défis communs et des questions très spécifiques liées à l’histoire et à l’originalité du modèle hexagonal.
Le parc électrique français [1] est très largement décarboné (de l’ordre de 40 grammes de CO2 par kilowattheure face à une moyenne européenne de 275 grammes [2]) en raison de la place du nucléaire (75 % de la production) et de l’hydraulique (12 %). Une nouvelle phase d’investissement s’ouvre pourtant pour prolonger, renouveler ou remplacer une capacité nucléaire bâtie pour l’essentiel en moins de deux décennies, à partir de la fin des années 1970.
Alors que depuis la fin du siècle dernier, les évolutions technologiques ou réglementaires qui ont marqué le monde européen de l’électricité étaient sans conséquence majeure sur la structure productive du secteur français (mais bien sur son organisation), la fenêtre stratégique qui s’ouvre aujourd’hui arrive à un moment où le modèle européen est à nouveau en questionnement : les évolutions sur les marchés énergétiques (gaz de schiste), les technologies (baisses de prix plus rapides et plus importantes qu’anticipé des renouvelables) et les stratégies de développement (décarbonation, sécurité énergétique) appellent à revoir l’organisation du marché, ses modes de rémunération et le rôle des infrastructures de réseau. Elle s’inscrit dans une nouvelle perspective internationale où le développement des marchés émergents se caractérise par une croissance de la demande électrique sans précédent et, dans certains pays, par une première place déjà des technologies renouvelables pour l’installation de capacités nouvelles, rebattant les cartes des perspectives industrielles à l’export. Enfin, elle vient dans une période où les collectivités territoriales se sont positionnées comme des acteurs incontournables de la transition énergétique, relais mais également précurseurs dans de nombreux domaines sectoriels (transports, rénovation des bâtiments) ou transversaux (financement, formation, recherche-développement, précarité). Un secteur électrique moins centralisé constitue à leurs yeux un enjeu de développement, de mobilisation cohérente des ressources et des territoires, de création de valeur locale et d’emploi. Encore expérimental, un modèle complémentaire plus qu’alternatif se développe, associant production distribuée, équilibrage offre-demande local, promu par des acteurs nouveaux (start-ups de services, coopératives) ou par les opérateurs historiques.
En amont de l’élection présidentielle de 2012, le candidat François Hollande avait annoncé sa volonté de diversifier la fourniture d’électricité en France en réduisant la part du nucléaire à 50 % à l’horizon 2025. Cet objectif, repris par la Loi de transition énergétique et de croissance verte (LTECV) de 2015 (voir encadré ci-après) et réaffirmé par le candidat Emmanuel Macron en 2017, demeure néanmoins ambivalent quant aux stratégies réelles d’investissement qu’il dessine pour les années à venir : en particulier, la France doit-elle reconduire la capacité nucléaire existante (63 gigawatts) ou la réduire (de 15 à 20 gigawatts, soit 15 à 20 réacteurs) ? Pourtant, rien n’est plus important que de donner aux acteurs de la filière, EDF ou Engie, mais également aux développeurs et investisseurs, banques, producteurs d’équipements, etc., une vision structurante des objectifs publics pour réduire les risques et permettre à chacun de définir sa stratégie. De ce point de vue, les outils programmatiques mis en place récemment (SNBC [3], PPE [4] et SRADET [5]) renouvellent l’intervention publique sur les dimensions territoriale d’une part, et public / privé d’autre part. Mais la première mouture de la PPE publiée en 2016 est un rendez-vous manqué, qui non seulement renonce à affirmer une ligne, mais n’explicite que très partiellement les termes du débat qui aurait pu préparer un cadre de décision plus informé et partagé pour la révision de la PPE qui s’engage l’an prochain.
Motivée par les opportunités industrielles, la demande citoyenne et territoriale, et ses engagements européens, la France n’entend pas renoncer à participer pleinement à l’essor du secteur des renouvelables, même si la réforme des modalités de soutien a pu connaître encore quelques phases chaotiques. La LTECV fixe un objectif de 40 % de couverture des besoins électriques par les énergies renouvelables en 2030.
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Les objectifs de la Loi de transition énergétique de 2015
– Réduction de 40 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 (avec comme référentiel l’objectif existant de réduction de 75 % à l’horizon 2050, qui devrait être révisé prochainement pour prendre en compte l’objectif de « neutralité carbone » adopté à Paris en 2015).
– Réduction de 50 % de la demande énergétique à l’horizon 2050 (importance de l’efficacité énergétique, notamment dans le bâtiment, les transports, et les usages spécifiques de l’électricité).
– Réduction de 30 % de la consommation d’énergie fossile d’ici 2030 (nécessitant une action rapide dans les secteurs bâtiment et transport).
– Augmentation de la part des énergies renouvelables à plus de 30 % de la consommation finale en 2030 (40 % de la production d’électricité).
L’atteinte de ces objectifs repose notamment sur un développement important de l’électricité dans des secteurs où les énergies fossiles constituent encore l’essentiel de la demande finale (transports, chauffage) : l’électricité pourrait alors couvrir près de 40 % de la demande finale d’énergie du pays, contre un quart environ aujourd’hui.
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Comment dès lors anticiper l’évolution du parc nucléaire, et les investissements associés ? Le premier facteur dimensionnant est celui de l’évolution de la demande électrique. Traditionnellement élevée en France (de l’ordre de 7 600 kilowattheures par habitant contre 5 400 en moyenne européenne), notamment en raison d’un recours plus fréquent que ses voisins au chauffage électrique, elle se caractérise également par une pointe hivernale importante et sensible à la température. La transition énergétique affecte la demande selon deux logiques opposées : plus d’efficacité, des technologies innovantes, permettent une baisse des consommations unitaires qui contrebalance aujourd’hui le développement des usages ; la substitution d’usages finaux des fossiles par l’électricité (pompes à chaleur, véhicule électrique, etc.) permet une décarbonation plus aisée et pourrait porter la part de l’électricité dans la demande finale d’énergie à près de 40 % (contre un quart aujourd’hui). On anticipe au final une quasi-stagnation des volumes de demande domestique actuels. Augmenter la production renouvelable suppose donc de réduire la production nucléaire, ou d’augmenter les exportations nettes du pays.
Le second facteur est économique et financier, et plus incertain. La prolongation d’exploitation des réacteurs existants exige des investissements de jouvence mais également de mise à niveau, dont le montant dépend de l’organisation du chantier (dit du « grand carénage ») mais également des solutions qui devront être mises en œuvre pour répondre aux référentiels de sûreté et qui, à ce jour, ne sont pas arrêtées. D’autre part, si EDF revendique désormais de pouvoir techniquement faire travailler ces réacteurs en « suivi de charge [6] » pour accompagner la variabilité de la production renouvelable (sachant que, par ailleurs, la France a la chance de pouvoir mobiliser aussi son hydraulique de barrages), la rémunération de cette production baisse proportionnellement au nombre d’heures de fonctionnement, mais aussi en fonction de leur placement sur la courbe de charge, et donc sur le marché. Côté européen, les surcapacités actuelles, qui créent des difficultés financières majeures pour les acteurs de la filière, pourraient se résorber en partie si la sortie du charbon s’accélérait dans les pays voisins… Mais une augmentation des exports français se heurte aussi aux capacités de transports, et risque d’avoir un effet dépressif sur les cours de l’électricité, et donc sur la rémunération des investissements du grand carénage (ainsi que sur le coût de rachat de l’électricité renouvelable).
Le troisième facteur est industriel et régulatoire. Le système français peut revendiquer son originalité et tracer une voie de transition différente de ses voisins européens, mais il ne peut s’abstraire d’un environnement international technologique, industriel, et partant régulatoire, qui va évoluer pour répondre aux enjeux nouveaux posés par ces systèmes en transition. Il est donc essentiel de concevoir la stratégie hexagonale dans ce cadre, de peser sur les choix européens mais également de s’assurer de la robustesse des choix effectués dans un monde de l’électricité en pleine mutation.
[1] Rappelons que l’électricité ne représente que 24 % de la consommation d’énergie finale en France en 2016 (source : Bilan énergétique de la France métropolitaine en 2016, ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, mai 2017. URL : http://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/fileadmin/documents/Produits_editoriaux/Publications/Datalab_essentiel/2017/datalab-essentiel-109-bilan-energetique-2016-mai2017.pdf. Consulté le 4 septembre 2017).
[2] Source : Agence européenne de l’environnement.
[3] Stratégie nationale bas carbone : en accord avec l’objectif de la France à 2050 et avec la LTECV, ce document fixe les budgets carbone (émissions de gaz à effet de serre) pour une période de 10 ans et définit les orientations stratégiques, au niveau sectoriel (bâtiment, agriculture, etc.) et transversal (fiscalité, R&D, formation, etc.), devant permettre de satisfaire ces budgets.
[4] Programmation pluriannuelle de l’énergie : ce document détermine pour les 10 ans à venir les objectifs de politique énergétique (en matière de maîtrise de la demande, de développement des capacités de production, des réseaux et des installations de stockage).
[5] Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires : élaboré par les régions et prescriptif, il définit notamment les orientations en matière d’urbanisme, de développement durable, de transport, de protection de la biodiversité et de gestion des déchets.
[6] Moduler, au cours de la journée, la production des centrales nucléaires en fonction de la demande des consommateurs d’une part, et de la production variable (vent, ensoleillement) des énergies renouvelables.