
Naomi Klein, journaliste d’investigation canadienne – connue pour ses ouvrages au succès planétaire No Logo [1] et La Stratégie du choc [2] – écrivant régulièrement dans les colonnes du Guardian ou du New York Times et militante altermondialiste, est l’auteur de Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique. Paru au printemps 2015 en France, c’est une somme (plus de 500 pages) dense, renseignée (avec 100 pages de références et sources), avec une première grande partie actant des causes de l’échec des avancées collectives sur le front climatique, et une seconde axée sur des initiatives locales laissant augurer de meilleurs lendemains.
Naomi Klein débute son réquisitoire par un constat assez frappant. Sur les questions économiques, les traités internationaux de libéralisation des échanges avancent : le cadre de régulation international évolue structurellement vers une réduction de barrières commerciales ou une règlementation en faveur des entreprises au détriment des pouvoirs démocratiques. Sur le climat, malgré un consensus scientifique sur les responsabilités de l’homme, les sommets internationaux se suivent et se ressemblent : tous ont été des échecs depuis Kyoto (signé en 1997 et mis en œuvre en 2005). Pourquoi, alors que la connaissance et le consensus progressent, la lutte contre le changement climatique reste-t-elle aussi faible ?
Largement centré sur le contexte canadien ou étatsunien, son point de vue permet de prendre conscience du fossé qui sépare républicains et démocrates aux États-Unis. Autant en France, et en Europe, peu voire aucune force politique ne fait du climato-scepticisme un cheval de bataille ; autant aux États-Unis, il y a un gouffre idéologique entre électeurs républicains et démocrates sur ce sujet.
Après des chapitres dédiés à l’abandon et au renoncement politique, avec une réglementation environnementale délaissée, l’auteur dénonce les grosses organisations non gouvernementales (ONG) environnementales – là encore surtout aux États-Unis, avec plusieurs charges virulentes contre l’EDF (Environmental Defense Fund) ou encore TNC (The Nature Conservancy) – qui collaborent avec les plus gros pollueurs pour des résultats plus que modestes, voire contre-productifs. Les grandes entreprises polluantes se sont lancées dans des campagnes d’éco-blanchiment (à l’instar de Virgin et son emblématique patron) ou des paris technologiques, éludant ainsi les responsabilités actuelles et les choix réels à faire.
Son constat est acerbe. Ceux qui avaient des leviers (notamment Barack Obama en 2008, avec un secteur automobile exsangue, des banques à réguler et un plan de relance à mettre en œuvre) ne les ont pas utilisés, ou mal. Les autres (grandes ONG environnementales, multinationales du secteur de l’énergie…) n’ont fait que promouvoir des solutions (passage du charbon au gaz notamment de schiste, engagements volontaires, mécanismes de développement propre, géo-ingénierie…) qui n’ont rien produit comme résultats mais ont permis de maintenir le statu quo, voire d’aggraver la situation.
Dans la suite logique de son analyse (le modèle économique dominant ne peut s’accommoder d’une régulation si importante, il doit changer radicalement), elle aborde des propositions radicales (interdiction, réglementation, désinvestissement des fossiles, planification locale, investissements citoyens, gestion coopérative, poursuites judiciaires…) en s’appuyant sur de nombreux exemples ayant fait leurs preuves.
C’est en partant de la base, dans des poches de résistance, qu’elle voit des opportunités de basculement avec de nouvelles coalitions. Elle décrit comment un « militantisme anti-extractiviste » se met en place, des luttes dans le delta du Niger dans les années 1990 aux mouvements récents Occupy, en passant par les contestations d’exploitations minières en Grèce, au gaz de schiste en Roumanie, sans oublier les ZAD (zones à défendre) françaises. Et en face, l’industrie de l’« extractivisme » extrême (pétrole et gaz non conventionnels…), par son caractère diffus (affectant largement des territoires jusque-là préservés) et l’emploi de nouvelles technologies risquées (fracturation hydraulique…), est en train de creuser elle-même sa tombe. En faisant lever de si larges mouvements de contestation sur tous les territoires, de l’Oregon au Var en passant par la Colombie britannique, elle suscite des mobilisations collectives avec des populations jusque-là assez éloignées de ces formes de contestation.
L’opportunité de changement radical se situe là selon Naomi Klein : dans ces mouvements sociaux d’envergure, s’appuyant souvent sur des origines diverses mais avec toujours un rapport fort au territoire. Comme des mouvements émancipateurs ayant réussi, le mouvement syndical après la Grande Dépression aux États-Unis ou le mouvement abolitionniste (avec de grands changements juridiques mais aussi économiques), cette convergence de luttes diverses pourrait changer la donne si elle conteste l’idéologie actuelle avec de nouvelles valeurs et aux différentes échelles. On peut regretter cependant que l’auteur n’explore pas les ressorts et les difficultés de ce changement d’échelle et de l’internationalisation de ces mouvements.
Ne souhaitant pas « battre les comptables à leur propre jeu », mais désireuse de proposer quelques pistes pour ce nouveau sens moral qu’elle invoque, Naomi Klein évoque en fin d’ouvrage sa maternité avec toutes ses difficultés. Telle une métaphore, ses épreuves et son cheminement personnel illustrent ce passage d’une idéologie de captation et de destruction (celle de l’extractivisme), à une vision de la régénération et de la transmission.
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[1] No Logo: Taking Aim at the Brand Bullies, Londres : Flamingo, 1999.
[2] The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism, New York : Picador, 2008.