Le 12 avril 2023, le Sénat a adopté la loi relative aux jeux Olympiques (JO) et Paralympiques et surtout son article 7, qui autorise de manière « expérimentale » et jusqu’au 30 juin 2025 la vidéosurveillance algorithmique (VSA), en vue d’assurer la sécurité des manifestations sportives mais aussi culturelles et récréatives. La VSA est un outil de surveillance automatisée qui, en couplant des algorithmes aux caméras de surveillance, permettra de détecter, analyser, classer les comportements et les personnes évoluant dans l’espace public. L’objectif affiché est d’utiliser ces caméras « augmentées » pour « détecter des colis suspects », « des intrusions » ou « prévenir des mouvements de foule ». Concrètement, l’intelligence artificielle est entraînée à repérer, dans le flux d’images qu’elle analyse, les éléments suspicieux et à les signaler aux opérateurs et aux forces de police.
Futuribles a rendu compte du durcissement des politiques sécuritaires françaises et, plus globalement, d’une tendance mondiale à la surveillance de masse dans plusieurs Notes de veille, articles de la revue et dans un des chapitres de son Rapport Vigie 2020 [1]. Cette loi pourrait participer à un changement d’échelle sans précédent des possibilités de contrôle des populations par l’État et la police.
Comme le rappelle la Quadrature du Net, la VSA est loin, en effet, d’être un simple logiciel. Les algorithmes qui la constituent seront à même d’analyser des milliers d’heures de vidéos. Leur détection de situations ou de sujets « suspects » ou « anormaux » se fera selon des critères établis par leurs développeurs et par la police. Mais sur quelles bases ? Regardera-t-on la posture, la vitesse de la marche, certains types de vêtement (capuches, cagoules), mais aussi la couleur de peau ? La loi interdit la reconnaissance faciale. Elle autorise néanmoins à détecter la « corpulence » ou les « couleurs » (des objets ou des vêtements notamment). Des données que la Quadrature du Net juge biométriques puisqu’elles permettent de repérer des corps, même si ceux-ci ne sont pas reliés automatiquement à une identité.
Par ailleurs, les personnes qui seront les plus exposées à cet outil sont bien sûr celles qui passent le plus de temps dans la rue et sont donc déjà soumises à des contrôles de police réguliers. La VSA pourrait alors permettre de massifier les pratiques répressives arbitraires telles que le contrôle dit « au faciès », en démultipliant les notifications et les interpellations des populations déjà ciblées aujourd’hui. Mais peu importe car, comme le notait Olivier Tesquet dans son ouvrage État d’urgence technologique [2], les logiques qui régissent le déploiement de ces outils sont avant tout économiques. Le marché de la surveillance est en effet un marché juteux, en témoigne la quantité d’entreprises (BriefCam, Two-I, XXII, Wintics…) qui cherchent à s’y tailler une place.
Avec l’adoption de cette loi, la France devient le premier État membre de l’Union européenne à légaliser et autoriser la surveillance visuelle des espaces publics augmentée par des algorithmes, alors même que le règlement européen sur l’intelligence artificielle envisage son interdiction pour protéger les libertés individuelles. Pour autant, elle est loin d’être la seule à alimenter cette lame de fond de contrôle des individus par les technologies. Le récent projet de règlement, déposé en mai 2022 par la Commission européenne pour prévenir la pédocriminalité, en est une preuve tout aussi criante. Ce dernier propose, en effet, d’imposer à tous les fournisseurs Internet, mais aussi aux plates-formes de messageries instantanées (WhatsApp, Telegram, Signal…) de « détecter, signaler, bloquer et retirer de leurs services les contenus relatifs à l’exploitation sexuelle des enfants ». Pour réussir à contrôler les échanges de quelque 450 millions d’utilisateurs, les fournisseurs auraient accès à des logiciels gratuits de surveillance, qui décortiqueraient donc en temps réel les communications privées de tous les citoyens européens.
Or, comme toujours, il serait illusoire de penser que l’utilisation de ces outils se limitera à la pédocriminalité pour l’un ou aux JO pour l’autre. Une fois qu’ils seront disponibles et autorisés, rien n’empêchera qu’ils soient mobilisés à d’autres fins. Et la VSA ne sera pas qu’une expérimentation passagère, comme l’arguent les sénateurs qui ont validé le texte. Dès 2024, elle pourra être utilisée pour d’autres événements que les JO, des festivals de musique par exemple, et il semble difficile d’envisager son abandon, après avoir investi des fonds publics pour la déployer.
Alors, se dirige-t-on à grands pas vers un futur orwellien de contrôle de masse des citoyens ? Malheureusement, tous les signaux sont au rouge. En mai 2021, la loi « pour une sécurité globale préservant les libertés » (sic) a été adoptée alors même qu’elle se heurtait à une opposition populaire importante. Dans un contexte de crises en cascade et de menaces réelles ou présumées, la voie s’ouvre pour que se déploie un État sécuritaire et répressif. Au risque d’aggraver les conflits sociaux avec les institutions de maintien de l’ordre que la France connaît déjà ?
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Ségur Marie, « En 2040, au nom de l’intérêt général, la surveillance de masse se banalise », in Cécile Désaunay et François de Jouvenel (sous la dir. de), Scénarios de rupture à l’horizon 2040-2050. Rapport Vigie 2020, Paris : Futuribles International, 2020. ↑
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Tesquet Olivier, État d’urgence technologique. Comment l’économie de la surveillance tire parti de la pandémie, Paris : Premier Parallèle, février 2021 (analysé sur le site de Futuribles). ↑