Toutes les cellules disposent d’un noyau, gardien de l’ADN, notre mémoire génétique, noyau entouré d’un cytoplasme dans lequel s’activent des structures synthétisant les protéines (ribosomes). Celles-ci se mettent en marche lorsqu’elles reçoivent un ordre codé sous forme d’ARN messager (ARNm) émis depuis l’ADN (schéma ci-dessous). La plupart des troubles cellulaires correspondent à des dysfonctionnements des protéines ou peuvent être compensés par l’introduction de protéines. Ce raisonnement est à la base de la thérapie génique, qui propose de remédier à une déficience protéique par l’introduction d’ADN, d’un gène. Mais pourquoi ne pas utiliser un ARNm ? Au lieu de corriger la banque de gènes, on introduit dans le cytoplasme un nouveau message. L’ARNm devient alors un médicament.
L’ARN messager
Source : Académie suisse des sciences naturelles, SCNAT, forum Recherche génétique.
Légende : la mémoire génétique des cellules est stockée dans la séquence de l’ADN (chez l’homme, trois milliards de nucléotides), confinée dans le noyau. Toutes les cellules d’un même organisme ont le même ADN, correspondant à 23 000 gènes, mais toutes les cellules n’ont pas besoin de la totalité des gènes. Le type cellulaire va déterminer la fraction des gènes exprimés : ceux-ci vont être copiés sous forme d’un ARN, constitué d’une séquence de monomères légèrement différents de ceux utilisés dans l’ADN. C’est cette séquence, nommée ARN messager (ARNm), qui va porter l’information hors du noyau vers des structures qui vont synthétiser la chaîne protéique, les ribosomes. Si l’ADN, structuré en double brin, est très stable, l’ARN est formé d’un simple brin et sa vie dans le cytoplasme est brève. François Gros et François Jacob, chercheurs de l’Institut Pasteur, ont été à l’origine de la découverte de l’ARNm, en 1961.
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Cette approche a été validée par des expériences faites chez les rongeurs au début des années 1990 [1]. Cependant, son efficacité s’est révélée très limitée et son applicabilité à l’homme, douteuse. C’est pourtant à ces difficultés que s’est attaquée une jeune chercheuse hongroise, émigrée aux États-Unis, Katalin Karikó, malgré l’avis des autorités universitaires. Sa rencontre avec Drew Weissman, professeur d’immunologie, la dirigea vers l’application de l’ARNm à la vaccination. La vaccination consiste en un « entraînement » des défenses immunologiques (immunologie acquise) par la présentation d’une version inactivée du microbe agresseur ou d’un antigène de ce microbe, c’est-à-dire d’une de ses protéines, reconnue par le système immunitaire. Dans le cas d’un virus, le répertoire protéique est assez limité (quelques dizaines) et les gènes viraux impliqués peuvent être identifiés rapidement. Une stratégie vaccinale est de fabriquer l’ARNm d’une protéine antigénique et de l’administrer directement dans les cellules. Celles-ci vont alors synthétiser puis libérer l’antigène viral, ce qui amorcera les défenses immunitaires.
Sur le papier, cette solution est excitante car : 1) l’ARNm est facile à préparer au laboratoire par des méthodes sans risque et relativement économiques ; 2) elle est sécurisante, car l’ARNm ne pénètre pas dans le noyau et ne perturbe pas son fonctionnement ; 3) des solutions physico-chimiques permettent d’assurer sa stabilité et son entrée dans la cellule. Cependant, elle n’est pas sans difficultés : les virus à ARN sont nombreux et les cellules possèdent une première ligne de défense, l’immunité innée, qui va reconnaître les ARN étrangers et les inactiver, tout en déclenchant des réactions inflammatoires. De manière évidente, ces défenses vont limiter l’effet des ARNm.
Katalin Karikó et Drew Weissman trouvèrent une solution efficace : masquer l’ARNm en remplaçant certains nucléotides composant l’ARNm par des molécules analogues, chimiquement modifiées. Cette découverte, publiée dans une série d’articles démarrant en 2005, fut rapidement brevetée et attira l’attention de développeurs et d’investisseurs, situés hors du champ des Big Pharma. Ainsi furent créés, en 2010, Moderna (pour « Modified RNA ») aux États-Unis, et BioNTech (pour « Biopharmaceutical New Technologies ») en Allemagne. La compagnie américaine s’adjoignit un directeur exécutif français, Stéphane Bancel, venant de Biomérieux, tandis que la compagnie allemande était fondée par un couple de chercheurs d’origine turque, Ugur Sahin et Özlem Türeci, auquel s’associa Katalin Karikó. Dans les deux cas, l’objectif était de développer l’ARNm comme médicament dans les domaines les plus variés [2].
Moderna leva des fonds importants, plusieurs milliards de dollars US, avant de produire ou même de publier. Le groupe allemand, quant à lui, a publié plus d’une centaine de fois dans le domaine de l’immunothérapie anticancéreuse. C’est l’expérience acquise par ces deux compagnies qui leur a permis de mettre au point leurs vaccins à partir de la seule connaissance de la séquence du SRAS-CoV-2 publiée par les Chinois le 10 janvier 2020, sans jamais avoir manipulé le virus.
Les succès des vaccins à ARNm sont maintenant évidents. Dans le cas de la Covid-19, l’apparition de différents mutants n’est pas une source d’inquiétude car la modification du vaccin sera très facile, une affaire de quelques semaines. Par ailleurs, d’autres vaccins à ARNm sont expérimentés, contre le virus Zika, contre la rage et contre la grippe. Dans ce dernier cas, ce qui est recherché, c’est un vaccin universel, associant plusieurs ARNm correspondant à des souches différentes. Des recherches sont en cours pour contrer des maladies plus difficiles où les agresseurs évoluent très rapidement, comme le sida ou la malaria, et de premières expérimentations cliniques ont démarré.
Une autre voie de développement importante est l’immunothérapie anticancéreuse, et en particulier, l’immunothérapie personnalisée [3]. Les cellules cancéreuses se multiplient à la suite de mutations qui affectent la régulation des divisions cellulaires, et pendant ces divisions d’autres mutations apparaissent. L’expression de ces mutations conduit à des protéines modifiées qui sont des antigènes tumoraux potentiels. On peut repérer ces mutations en comparant l’ADN d’une tumeur à celui de cellules normales du même patient par les méthodes de séquençage de l’ADN. L’ARN correspondant est alors utilisé pour « vacciner » contre les tumeurs. Des tests ont été effectués chez la souris et des essais thérapeutiques sont en cours sur des mélanomes.
Les potentialités de l’ARNm s’étendent à la thérapie génique et à la thérapie cellulaire. Cette dernière approche consiste à greffer des cellules afin de restaurer la fonction d’un tissu ou d’un organe. Les greffons sont obtenus à partir de cellules souches embryonnaires (capables de donner tous les types cellulaires) ou de rares cellules pluripotentes (capables de donner plusieurs types cellulaires), présentes chez l’adulte. La difficulté d’obtention de ces cellules rend les applications difficiles. Des espoirs sont apparus quand le Japonais Shinya Yamanaka (prix Nobel 2012) a montré que des cellules adultes comme des cellules de peau peuvent évoluer en cellules souches en leur faisant exprimer, par introduction d’ADN, quatre gènes présents dans les cellules embryonnaires (cellules pluripotentes induites). Toutefois, les applications médicales sont restées limitées à cause des risques de la méthode, l’introduction de ces gènes pouvant fausser le développement cellulaire normal. Très tôt après les travaux de Katalin Karikó, un chercheur de l’université de Harvard a remplacé l’expression des quatre ADN par celle des ARNm correspondants. Le résultat, publié en 2010, a été spectaculaire, avec une efficacité très augmentée et une sécurité beaucoup plus grande [4]. Les domaines d’application de la méthode sont très variés : diabète, vieillissement, dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA), maladies neurodégénératives…
Les travaux de Katalin Karikó et Drew Weissman ne constituent pas des découvertes théoriques importantes, mais leur nom est cité par certains pour le prix Nobel. Ils se situent, en effet, dans un espace peu fréquenté, entre la recherche académique et celle des Big Pharma, et ils ouvrent de grandes possibilités dans des domaines variés : la vaccination, l’immunothérapie anticancéreuse où les résultats sont encore limités mais très prometteurs, et la thérapie cellulaire, qui a un bel avenir.
[1] Jirikowski Gustav F. et alii, « Reversal of Diabetes Insipidus in Brattleboro Rats: Intrahypothalamic Injection of Vasopressin mRNA », Science, vol. 255, n° 5 047, 21 février 1992, p. 996-998.
[2] Sahin Ugur, Karikó Katalin et Türeci Özlem, « mRNA-based Therapeutics – Developing a New Class of Drugs », Nature Reviews Drug Discovery, vol. 13, 2014, p. 759-780.
[3] Sahin Ugur et Türeci Özlem, « Personalized Vaccines for Cancer Immunotherapy », Science, vol. 359, n° 6382, 23 mars 2018, p. 1355-1360.
[4] Warren Luigi et alii, « Highly Efficient Reprogramming to Pluripotency and Directed Differentiation of Human Cells with Synthetic Modified mRNA », Cell Stem Cell, vol. 7, n° 5, novembre 2010, p. 618-630.