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Santé mentale : les jeunes en crise

jeune femme déprimée devant son ordinateur
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En avril 2022, le CDC américain (Centers for Disease Control and Prevention) relevait une forte dégradation de la santé mentale des adolescents américains. Au sein de cette population, le pourcentage de ceux déclarant ressentir des sentiments persistants de tristesse et de désespoir serait, en effet, passé de 26 % à 44 % entre 2009 et 2021. Le sondage, conduit auprès de 8 000 lycéens au premier semestre de l’année 2021, relève de grandes disparités entre garçons et filles, ces dernières étant deux fois plus concernées par des pensées suicidaires.

De même, près de la moitié des jeunes LGBTQ [1] ont pensé au suicide pendant la pandémie, contre 14 % de leurs pairs hétérosexuels. Malgré ces variations, le tableau global est peu reluisant. L’état psychologique de tous les jeunes se dégrade à l’échelle nationale et dans toutes les catégories. Cette tendance, amorcée depuis les années 2010, s’est nettement accélérée ces dernières années.

Ce phénomène n’est malheureusement pas spécifique aux États-Unis. Nous le relevions déjà dans une note en janvier 2021. Dans son dernier bulletin sanitaire, publié le 14 février 2023, Santé publique France identifie une nette augmentation des épisodes dépressifs caractérisés (EDC) dans la population générale, toutes classes d’âge confondues, et particulièrement chez les femmes et chez les jeunes au cours des dernières années. Sur plus de 24 000 personnes âgées de 18 à 85 ans interrogées, la prévalence des EDC, si elle concerne tous les segments de population, a augmenté de 3,5 points chez les 18-25 ans sur la période 2017-2021. Là encore, Santé publique France souligne que la tendance à cette augmentation était déjà perceptible grâce aux baromètres de santé des années 2005, 2010 et 2017, mais que l’on constate une forte dégradation sur la période 2017-2021. Cette dégradation semble se maintenir, voire se renforcer en 2022. Bien que les données soient encore insuffisantes, Santé publique France note, dans son bulletin mensuel sur la santé mentale de décembre 2022, que les passages aux urgences pour geste suicidaire continuent d’augmenter chez les enfants de moins de 11 ans tandis que « pour la première fois depuis janvier 2022 », le niveau des passages pour idées suicidaires tous âges confondus « semble revenir dans des niveaux proches de ceux observés en 2021 ».

Alors comment l’expliquer ? Contrairement aux idées reçues, ce phénomène n’est pas le résultat d’une plus grande aisance qu’auraient les nouvelles générations à témoigner de leur mal-être. Des mesures simples permettent en effet d’attester objectivement de la dégradation de la santé mentale des adolescents, comme les chiffres hospitaliers. L’APP (American Academy of Pediatrics) aux États-Unis tout comme le réseau OSCOUR (Organisation de la surveillance coordonnée des urgences) en France notent ainsi une nette augmentation des admissions aux urgences d’enfants et de jeunes s’étant volontairement blessés ou ayant fait des tentatives de suicide en 2021. De même, plusieurs psychologues alertent contre la tendance à penser que cette crise aurait pour unique origine la pandémie et les confinements. Il est évident que la situation sanitaire a fortement et brutalement accéléré le phénomène. Mais celui-ci semble lui préexister et était déjà étudié. En 2013, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), constatant cette dégradation, lançait un vaste plan d’action à l’horizon 2030, pour promouvoir une meilleure santé mentale à l’échelle internationale. The Atlantic, qui s’alarme de la situation américaine, identifie quatre facteurs qui pourraient concourir à cette crise.

Le premier est celui de l’utilisation croissante des réseaux sociaux. Bien sûr, cette analyse est contestée. Jeff Hancock, psychologue, a agrégé les données de plus de 226 études sur l’impact des réseaux sociaux sur la santé mentale : aucune ne prouve de manière univoque leur danger. Pour autant, l’entreprise Instagram elle-même affirmait en 2020 que si la majorité de ses utilisateurs entretenaient une relation positive avec l’outil, un tiers des jeunes femmes interrogées déclaraient ressentir simultanément une addiction à la plate-forme et des sentiments négatifs depuis qu’elles s’en servent. De même, une recherche conduite par l’université de Cambridge sur plus de 84 000 individus de tout âge, relevait que l’utilisation des réseaux sociaux était corrélée à une dégradation de la santé mentale des sondés, en particulier aux âges pendant lesquels ces derniers se construisent, c’est-à-dire à l’adolescence. Cette période, charnière, est en effet celle pendant laquelle le jugement et la validation d’autrui peuvent être particulièrement néfastes, deux critères sur lesquels repose pourtant l’économie des plates-formes comme Instagram.

Le deuxième facteur, très lié au premier, est celui de l’évolution sensible des agendas des jeunes générations. Aujourd’hui, les adolescents américains passent en moyenne plus de cinq heures quotidiennes sur les réseaux sociaux. En France, les 13-19 ans consacrent presque 18 heures de leur temps par semaine à Internet, 9h25 aux jeux vidéo et 9 heures à la télévision, selon une étude d’Ipsos réalisée avec Bayard / Milan et Unique Heritage Media. Dans toutes les classes d’âge, les mineurs français consacrent autant voire plus de temps à Internet qu’à la télévision classique. Les 1-6 ans, par exemple, ont vu leur temps passé sur Internet tripler entre 2011 et 2022 (de 2h10 par semaine à 6h08). Or, cette accaparation du temps par l’écran se fait au détriment d’autres activités essentielles pour l’équilibre mental. Les jeunes dorment de moins en moins, pratiquent moins de sport et surtout passent moins de temps dans le monde physique avec leurs pairs. Les confinements répétés ont, bien entendu, participé à aggraver cette déprivation de contacts physiques, essentiels au bien-être. Dans un rapport publié en novembre 2020, l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) souligne que 49 % des 11-17 ans français passent près de 4h30 par jour sur leurs écrans et / ou pratiquent moins de 20 minutes d’activité physique par jour. Si la tendance à la sédentarité chez les plus jeunes était, là encore, présente avant la crise sanitaire, elle s’est fortement accentuée avec les confinements.

Temps passé sur les écrans par les enfants et les adolescents en France, par classe d’âge (en heures par semaine)

Source : Ipsos in Les Échos, 18 mars 2022.

Le troisième facteur, relevé par Futuribles en 2019 et en 2021 dans des notes sur l’éco-anxiété, est celui d’une exposition croissante aux informations concernant la dégradation du contexte international : situation environnementale et crise écologique, crise sanitaire, crises politiques et économiques. L’abondance de ces nouvelles, pour la plupart angoissantes, participerait, elle aussi, à la dégradation de la santé mentale des jeunes en paralysant, notamment, la capacité à agir face aux nombreuses crises actuelles et annoncées.

Enfin, dernier facteur avancé par Derek Thompson de The Atlantic : l’évolution des stratégies parentales au cours des dernières décennies pourrait aussi expliquer en partie la crise actuelle. Les parents américains auraient ainsi doublé, en 40 ans, la part du temps qu’ils consacrent à prendre en charge leurs enfants. Bien qu’il concerne essentiellement les classes sociales les plus aisées, ce comportement parfois exigeant, mais aussi hyperprotecteur vis-à-vis des jeunes, pourrait expliquer une partie de l’anxiété qu’ils connaissent, en les extrayant trop souvent des situations de stress pendant leur enfance — situations pourtant normales voire essentielles à leur construction psychique.

En conclusion, aucune réponse simple ne permet d’expliquer, à elle seule, la situation observée aujourd’hui chez les adolescents et les jeunes américains et européens, bien que l’exposition forte et répétée aux mauvaises nouvelles de tout ordre et l’abus d’écrans, corrélés à une baisse d’échanges physiques, semblent faire partie des facteurs les plus déterminants. Au regard des tendances actuelles, tant dans l’usage des réseaux sociaux et des écrans que dans la hausse de la sédentarité, cette crise pourrait donc s’aggraver dans les années à venir. Elle aurait alors des conséquences dramatiques sur l’équilibre psychologique des populations bien sûr, mais aussi sur le système économique ainsi que sur le système de santé. L’OMS souligne déjà, en effet, qu’un dollar investi dans la santé mentale en fait gagner cinq : en soins économisés mais aussi en baisse de productivité évitée. Or, en moyenne, à l’échelle mondiale, moins de 2 % des budgets nationaux consacrés à la santé sont aujourd’hui dirigés vers la santé mentale. Des politiques de prévention plus conséquentes que celles existant actuellement en France sur l’utilisation des technologies de l’information et de la communication, sur l’exposition aux réseaux sociaux et aux mauvaises nouvelles apparaissent donc urgentes à mettre en œuvre de manière cohérente et systématique, auprès des parents et de leurs enfants.

  1. Lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres ou queer.

#Jeunesse #Réseaux sociaux #Santé mentale #Suicide #Technologie de l’information