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Osons l’Europe des nations ? Le défi du nouveau président

Analyse de livre

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Économiste, homme politique et auteur de deux douzaines d’ouvrages traitant de l’Europe, du monde de la finance, de la concurrence industrielle et des incohérences françaises, Christian Saint-Étienne sonne cette fois le tocsin : le monde est bouleversé par une révolution industrielle, culturelle et géostratégique sans précédent, alors que l’Europe reste atone et se perd en querelles byzantines.

SAINT-ÉTIENNE Christian, “Osons l’Europe des nations ? Le défi du nouveau président”, éditions de l’Observatoire, janvier 2018, 224 p.

Première puissance mondiale, les États-Unis se désintéressent de l’Atlantique et de l’Europe pour se concentrer sur le Pacifique et l’Asie. La Chine, sortie exsangue de la Révolution culturelle, a su devenir, en un temps incroyablement court, le leader mondial en matière de trains à grande vitesse, de robotique, d’éoliennes, de photovoltaïque, de batteries, de ciment et d’acier. Elle entend le devenir aussi en matière de véhicules électriques et de e-commerce. Elle consent un effort considérable dans les technologies d’avenir (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information, sciences cognitives). Soucieuse de retrouver le prestige de l’empire du Milieu, elle développe sa marine de guerre et ses missiles anti-porte-avions, et cherche à étendre sa sphère d’influence sur l’ensemble du Pacifique et au-delà.

Alors que la hiérarchie des nations change radicalement, Christian Saint-Étienne redoute que l’Europe, paralysée pas son manque de vision et ses égoïsmes nationaux, ne soit rapidement déclassée : « En 2018, l’Union européenne continue de fonctionner comme si la Chine et l’Inde appartenaient au tiers-monde des années 1950 et 1960 […] Le droit européen de la concurrence reste archaïque. La zone euro n’a pas de gouvernement économique et de budget […] L’Union européenne pourrait n’être, d’ici cinq ans, sans réaction systémique et stratégique, qu’un marché achetant des produits américains et chinois, et d’ici dix ans, une zone en voie de sous-développement. »

La paralysie européenne résulte avant tout du refus, depuis plus d’un demi-siècle, de trancher entre deux conceptions incompatibles : celle d’une Europe puissance, dotée de frontières communes clairement définies ; ou celle d’une simple association de libre-échange, géographiquement extensible et plus ou moins agrémentée de « coopérations renforcées » sur des points particuliers.

Cette indécision a accouché d’une Europe bancale, où coexistent des développements d’inspiration fédérale comme la Banque centrale européenne et la monnaie unique, et une gouvernance de l’Union qui reste de nature foncièrement intergouvernementale, le vote à l’unanimité étant requis pour tout ce qui est essentiel. Or ce vote devient impraticable avec 27 ou 28 pays géographiquement, économiquement et culturellement dissemblables.

Cette incohérence a été occultée – pis encore, institutionnalisée – par les traités de Paris et de Maastricht. L’un autorisait l’élargissement sans approfondissement, l’autre prétendait avancer vers l’intégration tout en refusant la compétence de l’Union dans des domaines clefs et en accordant à certains pays le droit de ne pas appliquer toutes les obligations liées à leur appartenance au club. Le tout aggravé par les libertés que prennent sans vergogne divers pays avec la discipline commune, estimant qu’ils sont trop gros pour être sanctionnés (Allemagne, France), trop faibles pour être abandonnés au bord du chemin (Grèce), ou trop exposés à l’ogre russe ou aux vagues migratoires (Pologne, Hongrie).

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que l’Union affiche une croissance économique durablement inférieure à son potentiel, que les pays membres se fassent une concurrence fiscale et sociale sans merci, que les nationalismes et les populismes menacent la démocratie et l’entente des peuples, que l’Europe reste un nain politique sur l’échiquier international.

Le Royaume-Uni a toujours été, au sein des institutions européennes, le très efficace porte-drapeau du libre-échange et du refus de l’intégration économique, sociale et juridique, au nom de la souveraineté des nations. Sa sortie accidentelle du club (qui n’est pas acquise car les négociations du Brexit peuvent durer jusqu’en mars 2019) devrait être la grande occasion, pour l’Union européenne, de redéfinir enfin ses statuts, ses objectifs et sa place dans le monde.

Pour ce faire, Christian Saint-Étienne ne propose pas de faire du passé table rase, mais de créer, au cœur de l’Union, un noyau dur de 300 millions de personnes, qui se constituerait en Fédération économique européenne (FÉE).Cette fédération, instaurée par traité intergouvernemental, hors des procédures communautaires, compterait neuf pays(Allemagne, Autriche, Benelux, Espagne, France, Italie et Portugal ; pays que l’auteur qualifie de « carolingiens »), suffisamment homogènes, culturellement et économiquement, pour se doter d’un directoire commun fonctionnant à la majorité qualifiée et d’un Parlement fédéral spécifique mettant un terme au déficit démocratique régulièrement reproché aux institutions actuelles.

Débarrassés du double carcan de l’ambiguïté sur les buts et du vote à l’unanimité, les Neuf pourraient enfin donner une colonne vertébrale économique et politique à un euro fédéral ; mettre un terme à la funeste concurrence fiscale et fixer des minima sociaux ; écrire un nouveau contrat social européen ; lancer de grands programmes d’infrastructures, de recherche et d’innovation ; rationaliser les industries de défense et redonner crédit à une politique extérieure commune. Les 18 pays toujours membres de l’Union mais non de la FÉE, ainsi que les pays candidats, pourraient se contenter du système actuel, avec tous ses défauts, ou s’organiser pour entrer ultérieurement, un par un, dans le noyau dur.

Le président Macron partage sans doute le sentiment d’urgence de Christian Saint-Étienne, puisqu’il a entrepris une croisade européenne pour revitaliser l’Union. Pour autant, il ne semble pas envisager un Grand Soir institutionnel ; il évoque plutôt une « avant-garde » – sans plus de précision – et la création de multiples « forces » ou agences nouvelles venant s’ajouter à celles existant. Pour le grand carénage de l’Union, il propose un processus en plusieurs étapes : création d’un groupe pour la réforme (overhauling) de l’Europe ; remaniement de la Commission ; organisation de conventions démocratiques ; révision des traités et coopérations renforcées ; élections européennes en mai 2019. Emmanuel Macron souhaite par ailleurs négocier avec l’Allemagne un nouveau traité de l’Élysée, plus ambitieux.

Dans son discours sur l’état de l’Union, prononcé le 13 septembre 2017 devant le Parlement européen, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, avançait ses propres réformes, plus prudentes : fusion des présidences du Conseil et de la Commission (le pouvoir suprême restant de toute manière entre les mains du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement) ; fusion de la présidence de l’Eurogroupe et de la vice-présidence de la Commission ; évolution du mécanisme européen de stabilité vers un Fonds monétaire européen ; participation de tous les États membres à l’union bancaire ; utilisation plus large des clauses passerelles pour passer du vote unanime au vote majoritaire.

De toute façon, le temps presse, car la révolution technologique et géostratégique n’attend pas. Pour l’Europe, il est hors de question de perdre d’autres décennies en arrangements de circonstance et en traités cache-misère pour dépanner un mastodonte enlisé depuis 30 ans.

#Gouvernance #Pouvoir politique #Union européenne