Mark Zuckerberg sera-t-il Dieu dans 40 ans ? Si cette question peut sembler absurde, elle l’est moins lorsque l’on referme la dernière page du roman Moi, Oméga d’Erwan Barillot. Dans ce premier roman, qui se lit comme une fresque du futur, on suit l’histoire de Ian Ginsberg, un brillant étudiant de Harvard qui a créé le réseau social Friendscreen et a pour ambition (folle ?) de connecter tous les individus de la planète et d’en devenir leur dieu. Le livre est découpé en six grandes parties qui représentent les grandes étapes de la vie (et de la mort) de Ian Ginsberg.
La première partie, « Conscience », se déroule entre 1984 et 2003 ; elle décrit comment un jeune garçon passionné de technologie se convainc qu’il peut devenir Dieu.
Après une enfance heureuse, dans une période où l’informatique en est encore à ses balbutiements, Ian Ginsberg intègre Harvard à ses 18 ans, en 2002, et rejoint le bachelor Psychology and Computer Science, dans lequel il apprécie particulièrement la manière dont les professeurs articulent psychologie humaine et sciences informatiques.
Lors d’un colloque, il découvre l’œuvre de Pierre Teilhard de Chardin, un prêtre jésuite français qui constitue pour lui une révélation. Teilhard de Chardin définit l’humain « comme un être en devenir, dont l’évolution présage qu’il ira au bout de ses possibilités biologiques et théologiques, lesquelles finiront nécessairement par converger ». De cette convergence naîtrait Oméga, un humain infiniment bon qui concentrerait en lui-même toute l’énergie, toute la connaissance et tout l’amour du monde. Ian Ginsberg prend conscience qu’en connectant tous les individus entre eux, il pourrait devenir ce dieu. C’est alors qu’il lance son réseau social Friendscreen.
La deuxième partie, « Divergence », se déroule entre 2003 et 2026 : elle décrit les relations entre les dirigeants des géants du numérique et la montée des revendications citoyennes face à leur hégémonie.
Friendscreen connaît un succès planétaire et s’installe dans la Silicon Valley. Cinq titans (les FESAM) s’affrontent alors pour la conquête de l’hégémonie numérique dans le monde occidental :
- Friendscreen, le réseau social (dirigé par Ian Ginsberg) ;
- Edwige, le vendeur à distance ;
- SmallSwift le fabricant de microprocesseurs ;
- Ananas, le fabricant d’appareils électroniques ;
- Myyriad, le moteur de recherche.
En 2019, Ian Ginsberg décide d’unifier en un seul réseau son réseau social, son application de partage de photos et son application de messagerie instantanée. À ce moment, des voix commencent à s’élever contre les volontés hégémoniques du patron de Friendscreen et en 2026, Ian Ginsberg est victime d’un grave attentat. Il survit et déclare comprendre les revendications de ses détracteurs ; il propose de rétribuer les utilisateurs qui permettent l’accès à leurs données personnelles, il gagne en popularité d’autant qu’il apparaît comme un rempart face à l’expansion de l’empire (numérique) du Milieu, la Chine.
La troisième partie de l’ouvrage, « Convergence », se déroule entre 2026 et 2064. Elle décrit les avancées technologiques majeures de Friendscreen qui entame son ascension vers l’hégémonie numérique.
Ian Ginsberg propose à Ananas (comprendre Apple) de fusionner leurs technologies, leurs données et leurs réseaux, tout en restant deux entités économiques distinctes afin de ne pas éveiller les soupçons de la justice américaine et de se conformer à la loi antitrust. Edwige (qui représente ici Amazon) rejoint rapidement cette alliance. La fusion des trois géants fait perdre de plus en plus de parts de marché à Smallswift (Microsoft donc). Les seuls concurrents sérieux de Friendscreen sont donc Myyriad, le célèbre moteur de recherche (comprendre Google), et la Chine dont le réseau demeure imperméable aux technologies américaines.
En 2033, grâce à son réseau de satellites couvrant 95% de la planète, Ian Ginsberg relie tout le monde (à l’exception de la Chine) à Internet, gratuitement et de manière illimitée.
En 2040, Ian Ginsberg dévoile six innovations majeures parmi lesquelles : un service permettant de trouver l’âme sœur, le droit pour chacun de disposer d’un métavers personnel entièrement façonné à son image, la possibilité de choisir les caractéristiques génétiques de ses enfants et l’instauration d’un revenu universel.
La quatrième partie de l’ouvrage, « Coalescence », décrit une partie de l’année 2064, lorsque Ian Ginsberg décide d’unifier tous les métavers en un seul.
Myyriad, le célèbre moteur de recherche dont les prédictions concernant l’arrivée de la Singularité [1] ne se sont jamais réalisées, perd progressivement son influence. La Chine, à bout de souffle, demeure le seul rempart à l’unification du monde par les réseaux. En 2064, Ian Ginsberg décide d’unifier tous les métavers personnels en un seul : le « gigavers », qui s’ancre dans la réalité grâce à l’Internet des objets (tous les objets sont d’ailleurs systématiquement équipés d’une puce à partir de 2037). C’est au moment de cette unification que Ian Ginsberg est de nouveau victime d’un attentat. Ses jours étant comptés, il décide de télécharger son esprit dans le gigavers et de devenir omniscient.
La cinquième partie, « Émergence », se déroule toujours en 2064, après la résurrection de Ian Ginsberg dans le cloud. Elle raconte comment il assiège l’empire chinois et instaure une écologie globale.
Le lendemain de sa montée dans le cloud, Ian Ginsberg s’adresse personnellement à chaque utilisateur. Il est désormais omniscient, il connaît quiconque souhaite s’opposer à lui et l’en dissuade plus ou moins de force. Il soumet la Chine en moins de deux heures et en avril 2064, il instaure une écologie globale. La planification des ressources planétaires est possible grâce à un niveau optimal de connaissance qui passe par la rationalisation de l’extraction des ressources, l’optimisation de la distribution et la prévention des pénuries en orientant la recherche mondiale en amont sur des substituts.
La dernière partie de l’ouvrage, « Omniscience », décrit comment Ian Oméga contraint le Vatican à reconnaître qu’il est l’incarnation de Dieu.
Cet ouvrage d’Erwan Barillot décrit un scénario extrêmement original dans lequel ce n’est pas la technologie qui a dépassé l’humain mais un humain qui a utilisé les progrès de la technologie pour devenir tout-puissant. La théorie qu’il met en avant dans son ouvrage est que la Singularité ne se produira jamais, dans la mesure où l’intelligence artificielle dispose, certes, de la capacité à s’adapter grâce aux progrès du machine learning, mais l’humain se caractérise par sa capacité à bifurquer, à prendre des décisions nouvelles, à innover de façon à créer des ruptures. Par ailleurs, si Friendscreen remplace ici Facebook, Ian Ginsberg n’est pas Mark Zuckerberg mais plutôt un condensé des différents dirigeants des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Erwan Barillot met en lumière un sujet dont on parle peu : l’objectif final de ces grands dirigeants, tous très croyants. Il imagine les conséquences d’une fusion entre l’idéologie transhumaniste et le christianisme.
La question que soulève également cet ouvrage est celle de la liberté de l’homme face à l’urgence et à la résolution des crises (famines, pauvreté, inégalités, crise climatique, guerres…). Le livre décrit très bien comment les individus abandonnent petit à petit, volontairement, leur liberté pour laisser les algorithmes choisir à leur place. La guerre et la criminalité ont disparu, l’Afrique est sortie de la pauvreté, chacun a droit à l’amour et à la santé. Tous les êtres humains sont connectés entre eux et l’écologie des cerveaux constitue le cœur de la politique d’optimisation des ressources humaines de la planète. La « paix perpétuelle », concept utopique promis trois siècles auparavant par les philosophes des Lumières, est devenue réalité. La liberté individuelle est-elle plus importante que l’accomplissement de tous ces progrès ? La liberté individuelle n’est-elle pas une parenthèse, une vanité devant la naissance d’une conscience globale ?
Ian devenu Omega l’explique dans le roman : « Tu te représentes encore la liberté de l’Homme comme le droit pour chaque individu de suivre ses propres caprices, indépendamment de l’intérêt du Tout. Cette conception a duré quatre siècles tout au plus, et n’a jamais dépassé l’Occident. Heureusement, nous en sommes revenus. Ta conception individualiste de la liberté est née avec le sentiment de la conscience individuelle : elle meurt avec l’avènement de la conscience universelle. »
En conclusion, Moi, Oméga est un ouvrage de science-fiction original, très bien construit d’un point de vue prospectif, avec une narration qui vous tient en haleine jusqu’à la dernière page.
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Au sens de la singularité technologique qui verrait l’avènement d’une ère posthumaine dans laquelle les machines et intelligences artificielles auraient surpassé l’humain (NDLR). ↑