Le forçage génétique consiste à introduire artificiellement un gène guidant (notion de gene drive) dans le génome d’un organisme, via les techniques d’édition génomique comme CRISPR-Cas9 [1], afin de « forcer » l’hérédité. Dans les lois de la génétique classique, un gène a 50 % de chances de se transmettre à la descendance. Le forçage permet de surpasser cette loi de l’héritabilité classique par une transmission quasi certaine du gène d’intérêt.
Ces quelques gènes « super-OGM [organismes génétiquement modifiés] » se répandent alors rapidement dans les populations une fois relâchés dans la nature. Cette technique présente un intérêt pour l’éradication d’espèces porteuses de maladies vectorielles, comme le moustique, vecteur du paludisme, mais aussi pour lutter contre les espèces invasives ou encore contre les nuisibles — le terme actuel est « espèces susceptibles de causer des dégâts » — en agriculture et en biologie de la conservation.
Modification de l’hérédité d’un moustique par forçage génétique

Source : « Changer l’humanité avec le “gene drive” », blog de Sacha Schutz.
Concernant l’éradication des espèces porteuses de maladies vectorielles, qui représentent une maladie humaine sur six, le forçage génétique se présenterait comme une approche complémentaire aux insecticides, moustiquaires et retraits des points d’eau. Il permettrait d’alléger l’incidence globale des maladies comme le paludisme, la dengue, la maladie à virus Zika, la fièvre jaune ou encore la maladie de Lyme. Un des projets les plus avancés en la matière est Target Malaria (financé par la Fondation Gates) qui vise à éradiquer les moustiques anophèles vecteurs du paludisme (ou malaria), maladie ayant tué 619 000 personnes en 2021 selon l’OMS (Organisation mondiale de la santé), principalement présente en Afrique. Des lâchers de moustiques rendant leur descendance stérile par forçage génétique sont prévus d’ici quelques années au Burkina Faso. Les équipes en charge du projet espèrent une extinction locale de l’espèce en moins de deux ans.
L’utilisation du forçage génétique est aussi proposée comme alternative aux techniques de piégeage ou d’empoisonnement dans la lutte contre les espèces invasives. Des projets d’expérimentation sont en gestation, notamment en Nouvelle-Zélande avec le programme Predator Free 2050 qui vise l’élimination de rongeurs (rats et souris), introduits par les colons au XIXe siècle et qui se nourrissent d’œufs d’oiseaux endémiques en déclin. En agriculture, le forçage génétique trouve des applications dans la lutte contre les nuisibles. Il a par exemple été suggéré contre les ravageurs des cultures tels que la mouche drosophile japonaise (Drosophila suzukii) qui affecte aujourd’hui la production de fruits à baies dans le monde entier.
Pour l’instant, cette biotechnologie est en cours de développement dans les laboratoires de recherche et sa mise en application est débattue. Selon la biologiste Virginie Courtier, directrice de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), cette technique présente des risques multiples. Il existe en effet un risque que la séquence d’ADN (acide désoxyribonucléique) se transfère par erreur sur d’autres espèces non ciblées. Ce transfert peut se faire soit par hybridation avec une espèce proche sexuellement compatible, soit par « transfert horizontal » de gène, lorsque que le fragment d’ADN modifié se déporte, souvent par l’intermédiaire d’un virus, vers une autre espèce qui n’est pas proche génétiquement. La chercheuse alerte également sur les potentiels effets en cascade du forçage génétique sur les écosystèmes, qui font pour l’instant l’objet de modélisations uniquement théoriques. Enfin, en cas d’erreur ou d’effet inattendu, une fois l’espèce modifiée lâchée en pleine nature, il serait impossible de revenir en arrière autrement qu’avec un nouveau gene drive venant neutraliser le premier. Toutefois, l’efficacité de cette surenchère par « empilement technologique » reste incertaine.
Outre les freins techniques, le forçage génétique soulève également d’importants enjeux éthiques car il repose sur l’idée de contrer artificiellement les lois naturelles de la reproduction sexuée. Selon la sociologue Céline Lafontaine, il entretient une représentation « machiniste du vivant », l’environnement se présentant comme une ressource, un laboratoire grandeur nature pour assouvir des intérêts humains, et non plus comme un bien commun à préserver. Elle affirme également que les biotechnologies telles que le forçage génétique, présenté comme solution miracle, entretient l’idée d’une « économie de la promesse » pour attirer les investissements, au détriment de toute évaluation sérieuse des risques. À ce propos, début 2022, près de 80 associations européennes — dont Pollinis et Greenpeace Europe — ont demandé à la Commission européenne, dans une lettre ouverte, d’instaurer un moratoire mondial sur la dissémination d’espèces issues du forçage génétique, au nom du principe de précaution.
Dans le cas du paludisme, des organismes comme l’ETC Group (Action Group on Erosion, Technology and Concentration), attentif aux problèmes socio-économiques des technologies, en collaboration avec des organisations de la société civile en Afrique, considèrent le forçage génétique comme un « pansement sur une jambe de bois », faisant office de « fausse solution de préservation des espèces et de la santé ». Selon eux, le forçage s’inscrit dans des solutions techniques pour faire face à des problèmes systémiques (changement climatique, érosion de la biodiversité) pourtant engendrés par le développement des technosciences elles-mêmes.
Afin de mettre en discussion l’ensemble des éventualités possibles du forçage génétique, Virginie Courtier invite à élargir vers le grand public ce débat entre chercheurs spécialisés du sujet, en intégrant entre autres à la discussion les populations autochtones concernées par les lâchers d’espèces modifiées sur leur territoire.
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N.B. : l’auteur remercie chaleureusement Virginie Courtier pour sa relecture attentive ; ce texte n’engage que son auteur.
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CRISPR signifie Clustered Regularly Interspaced Palindromic Repeats ; et Cas9, l’enzyme la plus couramment associée, signifie CRISPR associated protein 9. ↑