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Antarcticas

Analyse de livre

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L’histoire d’Antarcticas se déroule dans un futur relativement proche, 30 ans après l’épidémie de Covid-19 (seul indicateur temporel présent dans le roman). Comme dans son livre précédent, Étienne Cunge déploie une intrigue dans un monde où les conditions de vie des populations sont considérablement dégradées par les effets du changement climatique.

Cunge Étienne, Antarcticas,
Rennes : Critic,
mai 2023, 626 p.

Avec le dégel, des ressources convoitées, restées jusqu’alors hors d’atteinte en Antarctique, deviennent accessibles. L’histoire se déroule au moment de la sixième COP (Conférence des parties) sur le statut de protection de l’Antarctique. La première COP a été décidée alors que les effets du changement climatique faisaient fondre les inlandsis de la région, libérant un peu plus chaque été l’accès à la roche mère, et que les lobbies économiques faisaient pression pour autoriser le forage et les mines. Elle avait acté le caractère « sauvage et naturel » du continent, mais la question de son exploitation légale devait se reposer de manière cyclique en fonction de l’évolution du contexte environnemental, économique, scientifique, etc. Les COP deux et trois avaient permis le déploiement des robots écologiques (des robots tueurs redoutables) afin de défendre ces terres des braconniers. L’Antarctique est d’ailleurs le seul endroit au monde où l’utilisation de ces robots a été autorisée. Ils sont financés par les pays disposant de « droits historiques » en Antarctique — à savoir les puissances occidentales.

Le point de départ du roman est l’attaque d’un laboratoire secret en Antarctique. L’intrigue tourne autour de la mise sur le marché d’une innovation scientifique qui pourrait permettre de contrer le changement climatique. Cette découverte, survenant au moment crucial de la sixième COP sur le statut de protection de l’Antarctique, cristallise les tensions entre les différents acteurs de la société.

Le réseau de personnages de cette histoire est dense ; chacun incarne une institution (scientifique, ONG [organisation non gouvernementale], politique, militaire, etc.). Cette personnification rend plus intelligibles les jeux d’acteurs du scénario prospectif proposé par Étienne Cunge dans ce roman.

Jérémy est un jeune chercheur qui étudie la photosynthèse, il travaille dans un laboratoire secret en Antarctique, sur un projet de revêtement photosynthétique à base d’algues modifiées qui permettrait de réguler le réchauffement climatique. Inès est la responsable opérationnelle du mouvement des Greenblocks pour la France, une association qui mène des actions pacifiques en faveur de la lutte contre le changement climatique. Mike, trafiquant de diamants, est un Antarcticas : il fait partie de la nouvelle population venue s’installer en Antarctique. Allan Carson est un milliardaire à la tête de l’Association pour le post-humanisme accompli (ALPHA), qui finance des recherches sur la transformation de l’humanité afin qu’elle puisse survivre au changement climatique. Anna Hébert est une industrielle à la tête d’un géant de l’énergie et milite pour l’exploitation des hydrates de méthane en Antarctique. Juliane Servient est responsable technique de la sixième conférence sur le statut de l’Antarctique, elle est chargée de trouver le meilleur consensus possible pour préserver l’environnement sans accélérer l’effondrement économique et la crise sociale.

Ce roman décrit avec brio les conflits d’intérêts qui peuvent exister et s’exacerber entre les différentes parties prenantes dans un contexte de crise climatique et politique. On mesure combien l’escalade vers la violence peut être rapide dans une situation d’extrême tension. Le livre décrit une Europe à bout de souffle dont les dirigeants oscillent constamment entre protection de l’environnement et sauvegarde de leurs intérêts économiques. Les relations avec les pays du Moyen-Orient (le Califat dans le roman) sont extrêmement tendues. On apprend que durant la trentaine d’années qui séparent notre période actuelle de celle des événements du roman, une guerre civile a eu lieu aux États-Unis — conséquence d’une crise sociale, ethnique et religieuse — et que, dans le même temps, l’Europe, la Russie et la Chine ont livré une guerre contre le mouvement de création des Califats qui regroupait une grande majorité des pays du Moyen-Orient. Sans issue, le conflit s’est soldé par un embargo sans fin à l’encontre de ces pays, et par la création de l’Union élargie et de la Grande Barrière nano. Cette barrière sert à la fois de ligne de défense militaire, de douane garantissant l’embargo et d’obstacle à l’immigration clandestine. Elle comprend, sur des milliers de kilomètres, des dizaines de postes avancés de la Légion avec leurs troupes, leurs canons, leurs drones mais aussi des milliards de nanomachines. Les nanotechnologies sont d’ailleurs largement répandues, notamment dans le domaine militaire ; ainsi, il est possible par exemple de transformer temporairement son faciès en s’injectant des nanomachines dans le corps.

Dans le monde décrit par Étienne Cunge, Internet a été remplacé par la Nébuleuse, à laquelle chacun est connecté via des implants neuronaux. Les individus ont accès à l’information, mais également à des informations ciblées et personnalisées via leurs implants. Ils peuvent contacter leurs proches via des « neurcoms », disposent de systèmes d’alerte lorsqu’un danger est imminent. C’est dans le domaine militaire que ces implants sont le plus développés, ils permettent de prodiguer des soins d’urgence (anesthésier des zones blessées), de prendre le contrôle pendant le combat quitte à blesser l’hôte si le rapport coût / bénéfice est favorable. La surveillance et la traçabilité des individus via ces implants constituent un sujet de tension au sein de la société ; un marché parallèle de logiciels pirates permettant de devenir intraçable s’est donc développé.

On apprend également que chaque individu dispose de crédits carbone qu’il peut gagner et revendre. Toute transaction et tout déplacement sont désormais régis par ce système de quotas dont toutes les conséquences n’ont pas été anticipées par les pouvoirs publics, notamment dans le domaine des transports et de l’habitat. En matière de transports, cela s’est soldé par une quasi-disparition des engins à moteurs, le flot de passagers dans les transports en commun a rendu les conditions de transport exécrables et les voies de circulation se sont remplies de véhicules à émissions nulles : deux-roues à moteur électrique, vélos, pousse-pousse, dans un désordre qui n’avait pas été prévu. Et dans le domaine de l’habitat, on a mal anticipé une ruée vers les villes. Autour des grandes villes comme Paris, ont été construits à la va-vite les quartiers de la troisième banlieue, qui ont regroupé la majorité des gens plutôt pauvres qui vivaient à la campagne et qui n’ont pas pu y rester faute de crédits carbone suffisants. Les conditions de vie dans ces quartiers sont très précaires et la violence y règne.

Enfin, dans un contexte de dégradation rapide de l’environnement, la place des ONG et de la société civile s’est considérablement accrue. Dans les faits, cela se traduit par un poids plus fort de la société civile dans les décisions politiques. Ainsi, par exemple, des volumes d’émissions carbone sont alloués aux pays de l’Union, régulièrement réévalués, notamment sous pression des ONG. Par exemple, quand une pétition est signée par plus de cinq millions de citoyens européens, il convient d’apporter une réponse technique ou réglementaire. Cela s’est aussi traduit par une augmentation du nombre de militants écologistes, ce qui a donné naissance à des organisations plus ou moins pacifiques et à une multiplication des épisodes de violence orchestrés par les mouvements radicaux.

En plus d’être un roman d’action haletant et rythmé, Antarcticas nous offre un scénario prospectif bien huilé, extrêmement dense et dont les jeux d’acteurs sont parfaitement réalistes et bien décrits. Il propose un questionnement sur la place de l’IA (intelligence artificielle) dans la société, mais également sur des sujets comme la définition du terrorisme — et comment celle-ci peut évoluer en contexte de crise et en fonction des événements et de la manipulation de l’opinion publique. Il est la parfaite illustration des réactions en chaîne qui se produisent lors des crises systémiques qui constituent l’une des principales menaces vis-à-vis de nos sociétés. Enfin, Étienne Cunge nous propose, en toile de fond du roman, une réflexion sur l’utopie transhumaniste et ses possibles incarnations dans les années à venir.